Abdallah Badis

Comédien - Metteur en scène - Cinéaste

mercredi 30 septembre 2009

Note d’intention


« L’homme a dans son coeur des endroits qu’il ne connaît pas encore et où la douleur entre pour qu’il soit. »
Léon Bloy.

La France, j’y suis bien. Je n’ai le passeport français que depuis peu, mais j’ai toujours aimé le son des cloches, comme celles de l’église du bourg, là-bas à un kilomètre à vol d’oiseau, dans ma cambrousse. Je suis européen, tout va bien. Je crains cependant que ce ne soit un peu plus compliqué.
Je croyais être tout entier ici, avoir inventé un avenir vierge, un chez moi séparé du passé, mais chez moi, je ne sais plus très bien ce que cela veut dire aujourd’hui. Né dans un pays à l’identité incertaine, l’Algérie, je vis en France où j’ai grandi et mes parents se meurent aujourd’hui là-bas… à l’étranger.
Comme si je me découvrais exilé (en serais-je un ?), le voyage au pays de naissance n’est pas un déplacement des plus simples ; ce n’est pas du tourisme. Il faut s’arracher pour traverser. Il y a de la couture à faire, il y a un fil secret à suivre et ce fil m’emmène dans les paysages français de mon enfance. C’est là le cadre de l’essentiel des souvenirs que j’ai de mes parents. Le cadre est en miettes, les lieux de mon enfance méconnaissables. On a tué le travail qui unissait et les cités sidérurgiques de Lorraine sont orphelines. L’usine n’y est plus, mais sa lave brille encore dans mon esprit, comme une veilleuse. À sa lumière, j’ai vue sur tous ceux dont je suis.
Le monde a changé, mais les Arabes, comme on dit: « j’peux pas te voir!», sont restés des « invisibles ». Attirés par la sidérurgie comme des papillons par la lumière, beaucoup s’y sont brûlés. Certains en sont morts. Ou déchiquetés, maraboutés, ils sont des fantômes vivants, malades d’un exil dont ils portent une culpabilité inexpugnable. Présents absents aux leurs, sages et muets comme une image accrochée au mur du salon, ces pères n’ont rien transmis. Une expérience de bête, comment ça peut se transmettre ? Je les vois, ces rescapés, réunis près du foyer de travailleurs où il n’y a plus de travailleurs. Ce sont de vieilles personnes, absentes jusqu’à elles-mêmes, dans « elghorba » (l’exil), dans « elghoumma » (l’obscurité).
Ces vieux Arabes ont l’âge de mon père. Comme lui, ils ont vécu une vie de forçat, mais eux sont restés ici. « Maranach menna », nous ne sommes pas d’ici, disent-ils comme pour s’excuser, comme dans la chanson. L’Algérie résonnait et résonne encore de ces complaintes populaires qui disent : « Je ne suis pas d’ici ni de là-bas », ce qui est possible, mais elles rajoutent : « Je n’ai ni âge ni avenir ». Comme si elles voulaient dire : comme je ne suis ni d’ici ni de là-bas, je ne possède ni passé, ni futur.
Peut-on mieux dire ?
Cinéma du réel, archives filmées, photos, témoignages et scènes plus oniriques se tisseront pour éclairer le voyage que sera le film. Sur ce chemin noir qui mène au père étranger, quelques-uns des vieux Arabes que je rencontrerai en France parleront de leur vie, du travail et de la retraite, de leur famille au bled et peut–être aussi de leurs inquiétudes, de leurs espoirs. Et langues arabe et française mêlées, le voile se lèvera peu à peu sur le puzzle qu’est l’image de mon père.
Mon guide dans la partie française de cette quête est de dix ans plus jeune que moi. Il y a autour de lui d’autres jeunes, des fils, de l’âge des miens. La plupart, bien que nés ici, ne sont pas encore totalement (nés) ici. Comment pourraient-ils ne pas aborder leur situation et le mal être de ceux qui peuplent la rubrique faits-divers des journaux et les prisons ?

La voix des vieux Arabes se joindra à la mienne pour évoquer la fièvre des jours de paie, la cotisation pour le FLN, les accidents du travail, l’habitat dans les baraques pourries… On entendra chuinter, hurler, haleter le monstre qui dormait sous les halles. Viendront quelques bribes de souvenir du temps de la guerre, quand l’Algérien, c’était le « fellagha ». Moi, j’avais neuf ans et Johnny chantait : « Arrête le temps et les heures... Retiens la nuit ».
Attentif à la réalité, dans ses nuances, le film la conjuguera avec un dialogue intérieur avec le passé. Les interrogations, les réminiscences intimes se télescoperont avec le réel qui s’offre. La quête fera surgir des questions, celles qui m’habitent maintenant que je sais que mes parents vont mourir étrangers.
La dernière fois que j’ai vu mon père, en 1990 en Algérie, il m’a dit à peu près ceci : « A te voir dans la rue à Maghnia, les gens pourraient penser que tu es trop Français pour être mon fils. Mais ta mère et moi savons que tu n’es pas « un gaouri ». Tu es un Arabe bien sûr, notre fils... et pourtant ... ». Il était troublé.
Le même trouble m’atteint aujourd’hui et l’éloignement donne le vertige.
« Tu mourras au loin » a dit le poète, presque comme une malédiction et l’onde de choc a mis des années à traverser la mer.
Depuis seize ans, je n’ai fait que reporter et reporter encore, avec les meilleures raisons, on en trouve toujours, le moment de faire une visite aux parents, au pays natal. Pourquoi ? Je ne saurais le dire. Bien sûr, les années sanglantes, GIA, boucherie algérienne... mais aujourd’hui je sens bien que ce n’est pas tout. Serais-je atteint du même syndrome que ces vieux retraités que je rencontre ? Qui attendent la mort et ne cessent de parler du retour. Quel retour ?
Le chemin qu’a dû parcourir mon père, en même temps qu’il se dévoilera, il me traversera et se réinscrira en moi. Et c’est dans le minuscule carré musulman d’un cimetière de Lorraine, face à de vieux Arabes qui circulent entre les tombes, sans rien dire, que je saurai qu’il est temps pour moi de faire la traversée.
L’Algérie, j’en sais si peu et c’est si vague. Ce que je sais est un grand tissu plein de trous et on m’attend là-bas.
Le jour se lèvera sur un paysage algérien, le film aura retrouvé ses couleurs et moi le pays de naissance. Le temps s’étirera, il ne me sera pas facile de trouver mon chemin dans cette Algérie intimement connue et pourtant si inconnue. Retrouvant enfin les miens, j’irai jusqu’à la tombe de mes ancêtres. Nous serons dans la lumière de l’île de naissance sous laquelle on dit : « Que Dieu garde ton ombre ». Mes questions trouveront-elles pour autant une réponse ? En pleine lumière et parmi « les miens », ne serai-je pas à nouveau en déséquilibre ?
Et pourquoi tous ces jeunes que je rencontrerai là-bas n’ont-ils qu’un mot à la bouche : partir ! Partir où ? Toutes les portes sont fermées.
Ce que ce film voudrait tenter, c’est une histoire en cinéma, un rêve nourri et habité de vraies personnes, de vrais lieux. « Il vaut mieux allumer une petite lanterne que pester contre les ténèbres » dit le sage chinois. Puisse cette histoire rester dans les mémoires comme une borne mystérieuse, un modeste cairn pour les jeunes Arabes et autres perdus de France qui veulent ré habiter la maison paternelle, mais n’en ont aucune clé.
Et si à ces minots, le film dessine mystérieusement un chemin vers leur père, qu’il permet à quelques-uns d’entre eux de retrouver enfin le Nord en découvrant le Sud, de s’orient-ter et s’imaginer un avenir. Alors Salam !
Et si le film chante, parfois avec colère, et que les vieux Arabes s’y reconnaissent, qu’ils redeviennent visibles aux yeux du Français normal – c’est quoi un Français normal ? qu’on les voit occuper paisiblement l’image et que leur visage s’y répande, alors il se pourrait que le rêve du film efface le cauchemar réel. Il se pourrait que le cinéma comme magie, fasse un peu de ce que les politiques d’aujourd’hui ne savent pas ou ne veulent pas faire.
Puisse le film être un territoire libre où se projeter. Et Salam !
À tout instant je suis dominé par la pensée qu’il y a là, sur « le chemin noir », bien plus qu’une aventure personnelle. C’est la matière d’un film qui intéresse notre présent, à la fois film ouvert sur l’histoire collective des hommes et film intimiste. Une histoire dont les vieux Arabes, les grands muets, sont les acteurs et non plus les sujets, et dont je suis l’un des personnages, avec eux et entre-deux, comme dans la vie.

Et si j’ai le désir de cette immersion dans le monde d’où je viens, c’est moins pour traiter un sujet que pour tenter de saisir ce que la recherche de l’étranger en soi peut nous révéler de nous-mêmes.