Une belle critique de "Sur les pentes des collines" (2018) d’Abdallah Badis par Des Nouvelles du Front, au retour de la projection à Entrevues Belfort - Festival International du Film.
Sur la corde de l’épi
"Le cinéaste comme figure intermédiaire et go-between, comme ange intercesseur : il est celui par qui arrive, entre le calcul fictionnel et l'imprévisibilité du réel, la possibilité fertilisante de la rencontre. Et qu'advienne décisivement la rencontre pour que s'y expérimente, dans sa libre réitération et ses effets de dérivation ou de pollinisation poétiques, cette fiction constituante consistant en la reconquête partagée d'un désir d'Algérie. Le cinéma se présente ainsi comme un art du déplacement, pour autant que quelques jeunes originaires d'Oran vérifient, à plus de 170 km de chez eux dans les environs de Ghazaouet, qu'ils y sont bien à leur place. L'immeuble sur le toit duquel crépite le feu d'une jeunesse comme en état de siège, diminuée y compris jusque dans ses rêves, laissera ainsi place aux divers paysages cultivés par les mains et les voix qui travaillent à rendre le monde non seulement habitable mais désirable d’être habité. Dans le premier plan, les fanions de la fierté nationale sont à Oran remballés. Dans le dernier plan, des lueurs lointaines ponctuent le paysage à l'orée du soir. Dans l'intervalle, un pays aura été subjectivement retrouvé mais en précisant qu'il ne l'aura été dans le cœur de quelques jeunes désœuvrés qu'à l'écart de toute prescription étatique.
De Une vie française (2011) au Chemin noir (2012), du Fils étranger (2015) à Sur les pentes des collines : d'un diptyque à l'autre et le décalant, l'ancien ouvrier métallurgiste redécouvre l'héritage paysan dont il aura toujours été le porteur secret ou inavoué. Il travaille modestement son terrain en ne craignant pas de ruminer en revenant à quelques sillons d'élection : des lieux (le sanctuaire d'Abd el-Kader), des figures (l'imam), des mouvements (le panoramique) sont en effet d'un film à l'autre retrouvés. Lieux, corps et mouvements configurent ainsi un site reconnaissable du côté de la wilaya de Tlemcen, un lieu-dit-filmé reconnu pour autant qu'il faille en relayer la culture, encore et encore, dans une adresse déliée de tout effort de reconstruction autobiographique, offerte désormais aux jeunes témoins et passeurs d'hier afin que demain leur appartienne. On verra effectivement nombre de plans cultivés pour qu'y résonne la fraternité symbolique du filmage et du bêchage. Une bêche possède d'ailleurs l'âge de l'indépendance algérienne. Rien n'est moins privilégié ici que les plans larges et les séquences qui s'abandonnent nonchalamment à un peu de durée, les longues focales ainsi que les mouvements panoramiques, au risque d’une certaine monotonie et d’un aplanissement rythmique. Comme s'il fallait tenir à cet air passant au milieu des lieux et des choses vues et dites pour en faire résonner durablement l'impression dans une expression juste et appropriée. Comme s'il fallait ne pas céder dans la captation du vent au principe même d'une dissémination fondatrice, en garantie de la fertilisation réciproque et hasardeuse des corps et des lieux. Autant de rencontres alors comme des branches ramassées et des pommes récoltées, comme des travaux d'irrigation et des graines semées : le doux commerce des êtres parlants, vieux paysans ou pêcheurs et jeunes citadins, se fait ainsi moisson de signes disséminés depuis les corps qui chantent et dansent, à partir des paroles qui clament et tonnent, et des silences qui en disent long.
De fait, le film d’Abdallah Badis peut s'apparenter avec sa cinq-places jaune métonymique au genre du road-movie, qui succède à la Peugeot 404 non moins métonymique du Chemin noir. Précisément, Sur les pentes des collines propose une balade algérienne en vertu de laquelle, si le paysage s'y montre fordien, le trajet en serait toutefois davantage rossellinien. Jouant moins d'effets d'intimidation lyrique que Stromboli, le film s'en coltine pourtant le souvenir tenace pour lequel la trajectoire erratique des personnages se doit d'être relevée comme trajet éthique au principe d'une conversion des subjectivités. La décantation en résultante d’une lente imprégnation. Après la transe extatique en conclusion rouchienne du Fils étranger, l'irrigation débouche ici sur une prière et des yeux gros de larmes : un chemin de Damas aura été accompli, dont le cinéma aura en douceur pavé la voie menant à la joie, moins celle de la religion révélée que du pays retrouvé dans sa dimension culturelle et sacrée. Une voie tenue à chaque plan considéré comme le tenant-lieu de la possibilité d'une rencontre, à chaque passage de témoin entre ceux qui cultivent leur place sur terre et ceux qui ont besoin d'un déplacement pour la trouver, à chaque passe filmique où le point visé vaut moins que l'attente désirée. Le plan cultivé par l'ange baladeur et intercesseur l'aura donc été comme une poignée de mains ou une accolade, une déprise ou un accompagnement en vue d'une relève. Pétrir en cinéma la terre soigne ainsi des propriétaires qui en épuisent foncièrement le sol.
Nos six jeunes Oranais, quatre garçons et deux filles, croiseront le chemin de contrebandiers du mazout plus jeunes qu'eux (comme le héros de Samir dans la poussière de Mohamed Ouzine en 2015). Ils côtoieront aussi des vieux marins en colère qui n'ont pas leur langue dans leur poche, ils partageront souvent avec quelques paysans le travail de la terre nourricière. Ils seront métamorphosés pour autant qu'ils se seront retrouvés. Le site déployé sans forçage par le film y est alors configuré pour accueillir le souffle d'un chant de la terre générique, opérant par-dessus les mythologies nationales et leur assèchement idéologique. Un chant qui dirait : Algérie comme Andromaque, fidèle tu le seras et tu le resteras mais seulement pour les vaincus, en n'accablant point les malheureux qui t'aiment.
Al-dunyâ : c'est la vie ici-bas, chantée ici « sur la corde de l'épi » pour citer le Mahmoud Darwich de État de siège. C'est la vie qui mérite encore un dernier chant venant dorénavant avec les mots de Paul Eluard : « Nous vivons dans l'oubli de nos métamorphoses ». L'état de siège ne vaut en effet d'être considéré que depuis un dur désir de durer, dont le paysan est l'incarnation retrouvée."
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