Abdallah Badis

Comédien - Metteur en scène - Cinéaste

vendredi 21 février 2020

Retour sur LE CHEMIN NOIR, Mon premier long métrage
Entretien avec Julie Bertolucci réalisatrice.

J.B. Le petit Poucet, la petite Poucette, les deux enfants, le chemin de feuilles, cette part de fiction, de conte presque, avec toi comme acteur, comment t’a-t-elle paru nécessaire pour encadrer le documentaire ?

A.B. Je n’ai pas voulu inscrire le film dans le bazar social franco-français qu’encadrent les mots « immigration » et « identité ». J’ai souhaité que le spectateur baisse les armes du sens pour être d’abord sensible, qu’il se laisse emmener en douceur. On vit dans un monde où il est devenu tout à fait ordinaire de naître à un endroit, de grandir dans un autre, de faire sa vie dans un troisième. L’identité n’est pas mon problème. Le territoire qu’arpente le film est un espace courbe où passé, présent, imaginaire et réel, tout se mêle. C’est une affaire de père et fils, de pays de naissance et pays d’accueil. Je n’ai pas de leçon à donner, plutôt une histoire à partager et cette histoire commence par : il était une fois.

J.B. Pour lancer le thème de l’exil, pour lancer un lien entre deux mondes, deux temps, mettre une distance pour mieux parler intimement ?

A.B. Après que la voix du père soit parvenue jusqu’à ma maison, c’est le gamin, celui que j’étais qui vient se poster à ma fenêtre ; il me retire de la vie heureuse que je mène et me propose de faire un bout de chemin avec lui. C’est lui qui va parler et les deux temps, le sien et le mien vont marcher de concert. On est dans la fable. C’est l’enfant qui parle, ce n’est plus moi, lui ne sait pas. La distance est là. Le spectateur allait quitter la France qu’il connaît et rencontrer petit à petit dans les friches industrielles ce monde d’où je viens, les ouvriers, les vieux et jeunes arabes, et le regard qu’ils portent sur leur vie, les questions qu’ils peuvent se poser et aussi cette Histoire que français et algériens nous partageons.

J.B. J’adore cette idée de la photo de la route avec le doigt de l’enfant qui lance le récit personnel… une photo qui t’accompagne depuis longtemps, qui a fait naître le désir du film ? Comment ce film est-il devenu urgent pour toi à faire ?

A.B. Cette photo je l’ai faite en 1985 lors de mes premières retrouvailles depuis 1972 avec l’Algérie et ma famille. Ma maison de naissance en Algérie est comme ce « trou dans la nature » dont parle un artisan dans le Woyzeck de Georg Büchner; Elle était sous mes yeux dans ma maison en France et peu à peu elle est devenue comme un trou à la tête. Mes enfants étaient grands, ma mère se mourrait, mon père allait mourir lui aussi. il ne restait presque plus rien des paysages de mon enfance où l’usine était partout. Il fallait avant que tout ne disparaisse, que je tende le doigt de l’enfant que j’étais jusqu’à cette maison de terre battue puis que je trace en image le chemin qui mène jusque-là où je suis aujourd’hui. Pour comprendre et pour partager.

J.B. Retour sur les lieux, archives, souvenirs, tout est personnel ou un mélange avec d’autres ? Tout est toujours vrai ou as-tu joué avec la fiction pour rendre les témoignages plus universels ?

A.B. Je n’ai pas la prétention de dire la vérité. Quelle qu’elle soit. La vérité n’existe pas, il n’y a que des histoires. Dans une bonne histoire, la vérité est en filigrane, elle est à chercher entre les lignes. Les contes des Mille et une nuits s’ouvrent par la formule « Kan ya makan » qu’on a traduit par « il était une fois » mais qui littéralement veut dire: « il était, il n’était pas », c’est vrai mais c’est faux et inversement. Ce qu’on rêve existe autant que ce qu’on a sous les yeux. Ne faire qu’un film à sujet ne m’excite pas.
J’aime le réel et j’aime la fiction. Dans le cinéma que je fais, j’aime que les deux se tricotent pour se rapprocher du vrai.
J’ai recueilli beaucoup de témoignages et le récit intime qui court le long du film en est imprégné. Toutes ces choses que j’ai organisées à l’écriture puis réorganisées au montage. Tout ce bazar fait intimement partie de moi. J’ai de la veine mais je viens d’un monde où il y a beaucoup de « Jean qui pleure » et beaucoup de raisons d’avoir envie de foutre le feu. Je ne parle pas qu’en mon nom.
Être dans le monde et en même temps hors de lui, c’est ce que je souhaitais. Le cinéma me l’a permis.

J.B. Un film très personnel avec ta présence et tes souvenirs, ceux de tes parents, mais toujours la place à l’autre et à l’universalité…comment pensais-tu pouvoir passer de l’intime à l’universel ?

A.B. Dans d’autres films que je ferai, je pourrais ne pas être dans  l’image, mais de quoi que je parle, j’irai pêcher en moi ce qui parle. La mémoire des choses et des évènements est un panier plein de confettis, ce ne sont que des bribes qui restent. Je n’ai pas cherché à remplir les vides, les cases noires entre l’une et l’autre, c’est peut-être pour cela que le spectateur peut aussi faire sienne cette histoire, habiter le film ; et s’il s’y sent bien c’est une belle récompense pour moi. Quand j’ai dit à Archie Shepp qui a composé la musique du film, qu’algériens était l’anagramme de galériens, il n’a pas eu besoin d’en savoir beaucoup plus. Il pouvait entrer dans le film et y inventer sa musique. Elle est la mémoire des galériens de partout et de leurs enfants. Elle parle pour le franco-algérien que je suis. Ma place dans le film est celle que j’ai dans la vie, sur la tangente, entre deux, et elle me plait.

J.B. Qu’est ce qui t’as amené à vouloir ces Mickey qui comme des fantômes croisent ta route dans le monde moderne, dans ce parc d’attraction image miniature de notre civilisation qui semble sans âme ?

A.B. J’ai convoqué beaucoup de fantômes qui me sont familiers. Le tournage terminé, pour un peu, je dirais que je ne sais pas si ces personnes à l’image étaient vivantes  ou si elles n’apparaissaient  que parce que la caméra était là, pour être captées par le son et l’image du Chemin Noir. Je voulais rendre compte dans un raccourci poétique du cauchemar que cela peut être que de revenir là où on a travaillé, gagné sa croûte et n’y découvrir qu’une usine à pomper le pognon, un parc de loisirs, un casino, des machines à sous, un zoo, et ces thermes qu’on a nommés Pompéi… Une sorte de Disneyland assis sur un monde englouti, le monde ouvrier. Quelques masques de Mickey disent tout cela, le vide, les moutons de Panurge, le suicide insouciant, le cauchemar de l’avenir radieux.

J.B. Tu croises un homme et sa voiture en panne, laquelle va être le fil conducteur de ce récit, le prétexte et le moteur à des discussions qui révèlent tout le sujet de ton film. La voiture qu’on répare ensemble…métaphore d’un lien qu’on reconstruit, d’un passé qu’on fait remonter et qu’en remettant en route on fait revivre. Une idée de départ ou une trouvaille en cours de tournage ?


A.B. J’avais La 404 présente dans beaucoup des notes du tout début. C’est celle d’un jeune ouvrier qui habitait dans un foyer voisin. Il l’avait achetée neuve en empruntant à d’autres manoeuvres algériens, et il m’emmenait la voir quand j’étais gamin dans l’abri où elle attendait rutilante. Il allait partir en congé en Algérie dans sa belle voiture bleue eau, s’y marier puis la voiture allait les ramener en France tous deux, mari et femme.
Il est tombé dans une poche de fonte à l’aciérie quinze jours avant son départ. La 404 conduite par un de ses compatriotes de l’usine a emmené dans son bled le cercueil plombé qui contenait le petit cube de métal comme trace de lui. Et je suis resté avec gravée dans ma tête de gamin l’ombre, les fantômes de ce beau jeune ouvrier tiré à quatre épingles et de cette femme qui l’attendait. C’est comme si moi-même j’avais vécu dans ma chair ce retournement, le véhicule du bonheur qui devient celui du malheur.
Elle est restée dans un coin de ma tête cette 404 et l’histoire qui l’accompagne est ressortie sans prévenir quand j’ai commencé le travail sur le Chemin Noir.
De l’écriture à la fin du montage, un film est un processus vivant. On commence à écrire et des choses viennent qui n’attendaient que cela. J’ai longtemps cherché comment créer les conditions de cette rencontre avec les miens, ces vieux arabes de l’usine. Je savais qu’il fallait une action, un travail…mais quelle action ? Je n’en avais pas encore l’idée. Non pas « une » idée, mais « la » bonne idée. Ce n’est que tard qu’elle est venue. Un matin je me suis réveillé avec l’évidence plein la tête : c’est bien sûr la 404 ! elle doit être vraiment en panne et il faut qu’on la remette en vie. C’est elle qui va faire émerger l’Histoire et les histoires. On lèvera le capot, on retroussera les manches et on se rassemblera autour de son moteur, sa mécanique comme des archéologues sur un site ou comme le personnel médical dans un bloc opératoire.

J.B. Tous ces personnages, ces croisements, tout était écrit pensé ou ouvert à la rencontre?

A.B. Dans les dossiers qu’on dépose pour trouver de l’aide, du financement, CNC et autres, il est demandé un scénario. Alors on écrit un scénario, on sait ce qui est attendu : words, words, words, Bla, Bla, Bla… On écrit comme si ça devait être béton.
Le film a mis longtemps à trouver son financement, mais il l’a trouvé. Pendant tout ce temps, j’ai beaucoup repéré, j’ai rencontré de vieux algériens dans divers endroits des vallées ouvrières. Ils étaient perdus entre rien et rien. Ils ont nourri l’écriture de mon film, certains sont morts avant que je n’aie les moyens de tourner, d’autres se trouvaient malades où n’avaient plus le goût à rien. Ils faisaient naître des désirs de séquences. Quand j’ai pu enfin tourner avec une équipe, je ne suis pas resté crispé au scénario, je n’ai pas cherché à regonfler la baudruche. J’avais comme guide le pourquoi, ma note d’intention très solide en plus d’une trame, des thèmes comme en musique improvisée, j’avais ce qu’il fallait pour m’adapter en fonction de ce que le réel m’offrait et j’avais, vierge, l’extraordinaire excitation du présent du tournage.
C’était pensé bien sûr mais Mahmoud, l’homme du jardin, le chirurgien de la 404 n’existait pas dans le scénario. La rencontre s’est faite pendant le tournage. Et tout de suite il s’est révélé  une belle personne et un beau personnage. J’ai écrit dans l’urgence des séquences en fonction de lui. J’ai fait de même pour les séquences avec gamines. Le vieux sage de la fin est allé beaucoup plus loin que je n’espérais, il a parlé calmement, il pesait ses mots, et ses mots, ses métaphores sont bien mieux que tout ce que j’aurais pu écrire ou imaginer.
Le réel est plein d’histoires mais aujourd’hui, si l’on relit la note d’intention de départ, on la retrouve dans le film, on y retrouve aussi  le scénario bricolé pour les commissions. Étrange, non ! On a eu la grâce.  Mais mon équipe et moi, on a fait ce qu’il fallait pour.

J.B. Magnifique ce ring de boxe dans l’ancienne usine, une métaphore, un symbole incroyable de ce qui reste ? Les deux vieux qui boxent, combattent leurs souvenirs, contre l’adversité comme ils ont fait souvent ? Est-ce une belle idée de mise en scène ou est-ce aussi le miracle de la réalité?

A.B. Je rêvais d’une séquence de boxe. Le lieu où nous avons tourné, quand je l’ai découvert m’a fait l’effet d’être le sous-marin du capitaine Némo, avec son énorme tableau de bord, le marbre, la porcelaine, les cadrans précieux, les aiguilles arrêtées. C’est la magnifique salle de commande des machines, le centre nerveux d’une fonderie où on ne fondra plus rien. J’ai demandé à des amis boxeurs de la région de m’aider à y transporter un beau vieux ring qui dormait dans le sous-sol d’un dépôt municipal, tant pis si les cordes étaient usées, tant pis ou plus tôt tant mieux. Il n’en était que plus beau. L’un des vieux boxeurs que l’on voit à l’image a été Champion de Lorraine amateur avant de passer professionnel. L’usine et la boxe dans un même lieu. L’usine pour gagner sa vie, vivre mieux et envoyer de l’argent aux siens, le ring pour entretenir le rêve qu’un jour on sera peut-être le champion, le roi, riche et intouchable. Mise en scène bien sûr mais je défie qui que ce soit de me dire qu’il y a là quoi que ce soit de faux.

J.B. L’image est belle, sobre, posée, maîtrisée, grâce à la fiction et à une volonté d’apaisement et de simplicité qui laisse toute sa place à ce que l’on regarde ?
Ta cadreuse ne comprend pas l’arabe, n’avais-tu pas peur qu’elle rate des moments importants de paroles ?

A.B. Pour les paroles, la bonne radio fait cela très bien. Au cinéma j’aime les ambiances, les corps, les gestes, les silences, les visages, et j’aime les plans séquences, les cadres larges, ouverts. La sensibilité de Claire Mathon, ma chef opératrice s’accordait à la mienne, l’enrichissait. Peu m’importait qu’elle comprenne l’arabe algérien ou pas. On n’allait pas à la chasse au témoignage. Elle a pourtant fait des mouvements de caméra miraculeux comme si elle comprenait ce qui se disait et on a engrangé de très beaux moments de parole sans perdre l’élégance de l’image.

J.B. « Le chemin noir », cheminement dans les souvenirs qu’on risque d’oublier et de laisser dans l’ombre, parfois douloureux… C’est un film pourtant lumineux et qui ne sombre pas dans la noirceur du passé, mais fait état avec sourire des souvenirs forts et constructeurs tout en évoquant les parts si sombres de l’histoire des relations entre la France et l’Algérie . Quels sont les sens de ce titre ?

A.B. Souvent dans les régions industrielles, le chemin qui longe une voie ferrée est appelé chemin noir, probablement à cause de la poussière de charbon qui s’y déposait du temps des locos à vapeur. Dans les vallées sidérurgiques de Moselle, l’usine avait son réseau ferré et le chemin noir était emprunté par les ouvriers, il les menait de la cité ouvrière à leur boulot. Chemin noir aussi sans doute parce que ce film est venu à moi comme la vue à un aveugle et en l’écrivant, le rêvant, j’étais comme les yeux fermés,
j’avançais en confiance, me laissant guider par les sensations, les souvenirs ou plutôt la voix de cet enfant que j’étais. Où que je sois, dès que je sens l’odeur du métal qu’on brase, qu’on meule, qu’on soude, je n’ai qu’à fermer les yeux pour que ce chemin
s’ouvre devant moi. Il n’est pas tranquille, il y a des morts violentes, des corps déchiquetés mais aussi des gamins en culotte courte et le ciel qui éclate rouge de scories jour et nuit sur les cités sidérurgiques. La guerre et le feu d’artifice des jours de fêtes mêlés.

Une belle critique de "Sur les pentes des collines" (2018) d’Abdallah Badis par Des Nouvelles du Front, au retour de la projection à Entrevues Belfort - Festival International du Film.
Sur la corde de l’épi
"Le cinéaste comme figure intermédiaire et go-between, comme ange intercesseur : il est celui par qui arrive, entre le calcul fictionnel et l'imprévisibilité du réel, la possibilité fertilisante de la rencontre. Et qu'advienne décisivement la rencontre pour que s'y expérimente, dans sa libre réitération et ses effets de dérivation ou de pollinisation poétiques, cette fiction constituante consistant en la reconquête partagée d'un désir d'Algérie. Le cinéma se présente ainsi comme un art du déplacement, pour autant que quelques jeunes originaires d'Oran vérifient, à plus de 170 km de chez eux dans les environs de Ghazaouet, qu'ils y sont bien à leur place. L'immeuble sur le toit duquel crépite le feu d'une jeunesse comme en état de siège, diminuée y compris jusque dans ses rêves, laissera ainsi place aux divers paysages cultivés par les mains et les voix qui travaillent à rendre le monde non seulement habitable mais désirable d’être habité. Dans le premier plan, les fanions de la fierté nationale sont à Oran remballés. Dans le dernier plan, des lueurs lointaines ponctuent le paysage à l'orée du soir. Dans l'intervalle, un pays aura été subjectivement retrouvé mais en précisant qu'il ne l'aura été dans le cœur de quelques jeunes désœuvrés qu'à l'écart de toute prescription étatique.
De Une vie française (2011) au Chemin noir (2012), du Fils étranger (2015) à Sur les pentes des collines : d'un diptyque à l'autre et le décalant, l'ancien ouvrier métallurgiste redécouvre l'héritage paysan dont il aura toujours été le porteur secret ou inavoué. Il travaille modestement son terrain en ne craignant pas de ruminer en revenant à quelques sillons d'élection : des lieux (le sanctuaire d'Abd el-Kader), des figures (l'imam), des mouvements (le panoramique) sont en effet d'un film à l'autre retrouvés. Lieux, corps et mouvements configurent ainsi un site reconnaissable du côté de la wilaya de Tlemcen, un lieu-dit-filmé reconnu pour autant qu'il faille en relayer la culture, encore et encore, dans une adresse déliée de tout effort de reconstruction autobiographique, offerte désormais aux jeunes témoins et passeurs d'hier afin que demain leur appartienne. On verra effectivement nombre de plans cultivés pour qu'y résonne la fraternité symbolique du filmage et du bêchage. Une bêche possède d'ailleurs l'âge de l'indépendance algérienne. Rien n'est moins privilégié ici que les plans larges et les séquences qui s'abandonnent nonchalamment à un peu de durée, les longues focales ainsi que les mouvements panoramiques, au risque d’une certaine monotonie et d’un aplanissement rythmique. Comme s'il fallait tenir à cet air passant au milieu des lieux et des choses vues et dites pour en faire résonner durablement l'impression dans une expression juste et appropriée. Comme s'il fallait ne pas céder dans la captation du vent au principe même d'une dissémination fondatrice, en garantie de la fertilisation réciproque et hasardeuse des corps et des lieux. Autant de rencontres alors comme des branches ramassées et des pommes récoltées, comme des travaux d'irrigation et des graines semées : le doux commerce des êtres parlants, vieux paysans ou pêcheurs et jeunes citadins, se fait ainsi moisson de signes disséminés depuis les corps qui chantent et dansent, à partir des paroles qui clament et tonnent, et des silences qui en disent long.
De fait, le film d’Abdallah Badis peut s'apparenter avec sa cinq-places jaune métonymique au genre du road-movie, qui succède à la Peugeot 404 non moins métonymique du Chemin noir. Précisément, Sur les pentes des collines propose une balade algérienne en vertu de laquelle, si le paysage s'y montre fordien, le trajet en serait toutefois davantage rossellinien. Jouant moins d'effets d'intimidation lyrique que Stromboli, le film s'en coltine pourtant le souvenir tenace pour lequel la trajectoire erratique des personnages se doit d'être relevée comme trajet éthique au principe d'une conversion des subjectivités. La décantation en résultante d’une lente imprégnation. Après la transe extatique en conclusion rouchienne du Fils étranger, l'irrigation débouche ici sur une prière et des yeux gros de larmes : un chemin de Damas aura été accompli, dont le cinéma aura en douceur pavé la voie menant à la joie, moins celle de la religion révélée que du pays retrouvé dans sa dimension culturelle et sacrée. Une voie tenue à chaque plan considéré comme le tenant-lieu de la possibilité d'une rencontre, à chaque passage de témoin entre ceux qui cultivent leur place sur terre et ceux qui ont besoin d'un déplacement pour la trouver, à chaque passe filmique où le point visé vaut moins que l'attente désirée. Le plan cultivé par l'ange baladeur et intercesseur l'aura donc été comme une poignée de mains ou une accolade, une déprise ou un accompagnement en vue d'une relève. Pétrir en cinéma la terre soigne ainsi des propriétaires qui en épuisent foncièrement le sol.
Nos six jeunes Oranais, quatre garçons et deux filles, croiseront le chemin de contrebandiers du mazout plus jeunes qu'eux (comme le héros de Samir dans la poussière de Mohamed Ouzine en 2015). Ils côtoieront aussi des vieux marins en colère qui n'ont pas leur langue dans leur poche, ils partageront souvent avec quelques paysans le travail de la terre nourricière. Ils seront métamorphosés pour autant qu'ils se seront retrouvés. Le site déployé sans forçage par le film y est alors configuré pour accueillir le souffle d'un chant de la terre générique, opérant par-dessus les mythologies nationales et leur assèchement idéologique. Un chant qui dirait : Algérie comme Andromaque, fidèle tu le seras et tu le resteras mais seulement pour les vaincus, en n'accablant point les malheureux qui t'aiment.
Al-dunyâ : c'est la vie ici-bas, chantée ici « sur la corde de l'épi » pour citer le Mahmoud Darwich de État de siège. C'est la vie qui mérite encore un dernier chant venant dorénavant avec les mots de Paul Eluard : « Nous vivons dans l'oubli de nos métamorphoses ». L'état de siège ne vaut en effet d'être considéré que depuis un dur désir de durer, dont le paysan est l'incarnation retrouvée."