Abdallah Badis

Comédien - Metteur en scène - Cinéaste

samedi 10 juin 2006

vivre en France ou revenir au pays ?

Pour cerner les besoins des Chibanis, Moncef Labidi a demandé à des enquêteurs arabophones d'aller à leur rencontre. Ces hommes et ces femmes ont dit leur histoire, les espoirs déçus, les détresses, la solidarité qui fout le camp, la nostalgie… En creux se sont dessinés leurs attentes. Ce document est exceptionnel parce qu'il fait exister une population que la société française a oublié. Avec l'accord de l'association Ayyem Zamen, L'Interdit [a] publi[é] des extraits de ces témoignages.



« Perdus, franchement perdus »

« À la suite de la fermeture de Renault de l'Île Seguin, beaucoup de gens sont restés sur la touche. Ces gens-là, parmi eux, il y a des gens d'un certain âge. Beaucoup sont restés dans le chômage jusqu'à la retraite. Ils sont en difficulté. Ils sont dans les foyers. Perdus, franchement perdus. Ils tournent autour de la place Nationale, nous, on appelle la place Nationale, en fait, c'est la place Jules Guesde à Boulogne. Ils rentrent dans le café, sortent du café, vont dans leur chambre. Il y a tout qui leur tombe sur la tête. Ça c'est très difficile. Parmi ces immigrés, il y en a ceux qui ne peuvent plus retourner chez eux. Il y a des gens qui demandent : "mais pourquoi ils ne rentrent pas chez eux ?" Ces personnes, en fait, n'ont pas préparé leur retour. Ils ne pensaient pas retourner un jour. La plupart de ces gens ont vécu comme des célibataires. Ils ont leur famille et pourtant ils sont étrangers. Parce que l'immigré a une autre mentalité. Il a toujours vécu tout seul. Quand il arrive chez lui, les enfants ont grandi. La femme a vécu seule et ne voit son mari qu'une fois tous les deux ou trois ans. Le courant ne passe pas. C'est difficile à accepter tout ça. Il se sent rejeté. Il est rejeté par sa propre famille. Alors qu'est-ce qu'il fait ? Il retourne en France. Il retourne dans le foyer, il reste dans le foyer.

Le travail, c'était une famille. C'est une autre famille. Il suffit d'aller à la place Jules Guesde… Il y a de nombreux migrants qui tournent en rond. Ils se sont retrouvés dehors du jour au lendemain. Ils sont dans le chômage ou le RMI. Ils sont dégoûtés et déçus. Parmi ces copains, il y a ceux qui ont divorcé, ceux qui ont dormi dehors, par terre. Ceux qui se sont retrouvés dehors vivent très mal leur situation. Ils en veulent à tout le monde. Parce qu'ils se sont sentis trahis. Il y a des gens qui vivent dans la misère, ceux qui se sont suicidés. Ce ne sont pas seulement des immigrés. Ils sont dans la misère totale. Ceux qui sont repartis vivent une situation atroce. Parce que là-bas, ils ne peuvent pas vivre normalement. Ils ne peuvent plus revenir en France. »

« Ma vie en France m'a plus pris qu'elle m'en a donné »

« Ce n'est plus la même époque, je me rappelle quand je suis arrivé en France, il n'y avait pas beaucoup de jeunes immigrés, comme maintenant. Moi, je n'ai trouvé que des vieux, enfin ils sont vieux maintenant. Beaucoup sont repartis au pays après l'indépendance de l'Algérie, certains ont même rendu leurs cartes de résidence. Ils ont regretté. L'Algérie qu'ils ont retrouvée n'était pas celle qu'ils avaient laissée. Ils ont commencé à revenir. Mais la France n'est plus la même. À cette époque-là, il y avait du travail, de l'argent, les gens étaient mieux, souriants, solidaires. Maintenant tout cela a disparu. Avant, je me rappelle, quand tu rentres dans un café, tout le monde t'invitait. Pendant l'Aïd (fête du mouton) à Barbès, la plupart des Algériens tuaient le mouton et invitaient tout le monde à manger gratuitement. Ça n'existe plus maintenant. C'est chacun pour soi.

Heureusement que je n'ai pas trop fait "le con" dans ma vie. J'ai réussi à faire construire une maison dans le pays. J'ai aidé mes frères et toute la famille. J'ai ma retraite. Tout va bien aujourd'hui. Ce n'est pas le cas de tout le monde. Il y en a beaucoup qui ont lâché, car ils n'arrivent plus à faire face. Une fois réglé le loyer, on est obligé de se serrer la ceinture, de se sous-alimenter. On tient avec une boîte de fromage pour pouvoir envoyer un peu d'argent aux enfants.

Que veux-tu qu'ils y fassent : s'ils restent ici, il n'y a pas d'argent, s'ils rentrent au pays, c'est encore pire. D'ailleurs, il y en a beaucoup qui ont abandonné leur famille et qui sont tombés dans l'alcool ou le jeu. Qu'est-ce que tu veux, c'est la vie, comme on dit. Tout ça me pèse sur le cœur et c'est pour ça que je reste la plupart du temps dans la chambre d'hôtel. Je passe tout mon temps dans la chambre. Je regarde la télévision, je suis les informations, quand je sors, c'est pour faire les courses. 19 heures au plus tard, je retourne dans la chambre. Où veux-tu que j'aille ? Les gens sont tristes. Celui à qui tu veux raconter un problème, il en a dix à te raconter. Personne ne peut plus rien faire pour l'autre. C'est chacun pour soi. Personne n'est vraiment heureux, ni ceux d'ici, ni ceux du pays. Il ne faut pas croire, les gens qui sont ici avec leur famille, ils ont aussi des problèmes. Je me demande parfois où l'on va ? Va savoir.

Qu'est-ce que tu veux ? C'est la vie.

(…) Malgré tout ce que j'ai enduré, parce que j'ai vraiment beaucoup souffert, plus que certains et moins que d'autres, mais je n'en veux à personne, même si ma vie en France m'a plus pris qu'elle m'en a donné. »

« Le plus dur, c'est dans le métro. Quand je m'assois à côté de quelqu'un et qu'il se lève tout de suite… »

« J'ai 58 ans. Cela fait 35 ans que je suis ici. J'ai toujours travaillé dans le bâtiment. J'ai plusieurs fois changé de chantier. Je les trouvais par moi-même. Actuellement, je n'arrive plus à trouver du travail. L'immobilier est, en ce moment, stagnant. Avant il y avait du travail, pour tout le monde, mais maintenant c'est plus difficile ; ils nous détestent. On n'arrive plus à trouver du travail. Les Arabes maintenant ne travaillent plus. J'ai les yeux bleus. Et on pourrait me prendre pour un Français, mais mes cheveux sont arabes, mon sang est arabe, et la couleur de ma peau est arabe. Ma langue est arabe. J'ai été pour demander du travail en intérim. Dès que j'ai dit que j'étais Algérien, ils m'ont dit qu'il n'y a pas de travail pour moi.

Quand je travaillais, je n'avais aucun problème, bien sûr j'entendais souvent des choses sur le fait que j'étais Arabe. Ils disent des choses, mais moi je fais comme si je n'entendais pas. Mais le plus dur, c'est dans le métro. Quand je m'assois à côté de quelqu'un et qu'il se lève tout de suite… Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu'il ne m'aime pas, c'est tout. Même quand je m'ennuie, je ne sors pas de ma chambre. J'y reste souvent. Où est-ce que tu veux que j'aille. »

« Au lieu de m'appeler papa elle m'a appelé par mon prénom »

« Je suis rentré chez Renault et j'y suis resté pendant 32 ans. Ma fille est née au Maroc en 1967. En 1970 je suis rentré au Maroc et au lieu de m'appeler papa elle m'a appelé par mon prénom, Lahcen, alors qu'elle disait papa à son oncle. Le 10 mars 1971 la famille débarque en France. En 1972 j'ai eu mon deuxième enfant. La mairie m'a donné un logement plus grand. En 1974, j'ai eu ma fille et en 1976, j'ai eu mon dernier enfant. Le problème du logement se pose encore une fois, car il fallait trouver un appartement plus grand pour que les filles aient leurs chambres et les garçons aussi. Mes enfants sont la chose la plus importante de ma vie. Et je pense que j'ai bien joué mon rôle de père. Je ne nierai pas le rôle de ma femme qui m'a beaucoup aidé. J'ai commencé à faire construire une maison au Maroc en 1980 et je l'ai terminée en 1993. Cela a pris du temps, car je ne voulais pas avoir de crédit. J'aurais préféré en avoir une ici. Je suis en préretraite depuis un an. Nous avons lutté des années pour avoir ce droit. Il ne me reste qu'un an pour avoir la retraite complète. Je passe mon temps libre à aider ma femme, faire des courses, faire des voyages avec elle et nous allons bientôt en pèlerinage à la Mecque. J'ai bien fait de prendre une préretraite en étant en bonne santé. Je profiterai alors de la vie. Et ma vie, c'est ici près de mes enfants. »

« J'ai toujours dit que je rentrerai un jour en Algérie »

« Je suis venu en France en 1962, j'avais vingt-sept ans. J'ai commencé à travailler dans le bâtiment. En 1965, aidé par des amis, j'ai commencé à travailler aux chemins du fer. Quand j'ai arrêté de travailler, je suis devenu très fragile, je suis tombé malade souvent. Je me suis marié au bled en 1965 et j'ai laissé la femme au pays. Elle est morte sans me donner d'enfant. Je me suis remarié en 1973. J'ai eu 6 enfants. Ils sont au bled, et je n'ai jamais pensé à les faire venir car je me suis toujours dit que « lbarrani aagoubtou lbladou » (l'étranger retourne toujours à son pays). J'aurai bientôt 64 ans. J'ai vieilli et j'aimerais bien faire venir ma femme et ma jeune fille pour vivre avec moi car j'ai besoin d'elles. Moi, je suis obligé de rester en France à cause de ma maladie. Ici tout est pris en charge par la sécurité sociale. Maintenant, je suis seul et malade et j'ai besoin d'une bonne compagnie. En 1998, j'ai préparé un dossier pour demander le regroupement familial et j'ai demandé seulement pour ma femme et la plus jeune de mes enfants, mais ils ont rejeté ma demande. Ils me demandent de trouver un bon logement. Mais vous pensez que c'est facile ? Si je gagne 3500 francs par mois, entre l'électricité, le téléphone et les courses, il ne reste plus rien.

Heureusement que j'ai une maison en Algérie où la famille loge, sinon c'est un autre problème qui s'ajouterait. Quand je n'ai rien à faire, je vais à la mosquée, seul ou avec des amis. Entre amis, nous échangeons les visites et les invitations pour les repas. Je ne peux pas partir longtemps en Algérie. Une fois je suis parti au bled en 1996, ils m'ont enlevé trois mois de ma paie. Heureusement pour moi que je suis pris en charge par la sécurité sociale, sinon je serai dans la difficulté. Maintenant que je suis vieux, j'aimerais bien faire venir ma femme et ma fille. Mais personne ne veut m'aider et ils ne cessent de me faire des complications. (…) Je n'ai jamais pensé que je passe ma retraite en France. J'ai toujours dit que je rentrerai un jour en Algérie. Quand j'étais jeune, je dépensais beaucoup et je n'ai jamais pensé faire des économies. Je ne voulais pas acheter une maison en France alors que je pouvais mais je l'ai achetée au bled.

Quand j'ai quitté mon pays, mon idée, c'était de venir en France pour gagner de l'argent et revenir au bled. Pourtant, tout a changé. Mes enfants aimeraient bien que je retourne vivre avec eux au bled mais "Allah ghalab", (je n'y peux rien). Si je rentre au pays, qui va leur fournir ce dont ils ont besoin ? »

« Je ne peux pas rester ici indéfiniment »

« Je ne peux pas rester ici indéfiniment. Mes enfants et ma maison sont là-bas. Je n'ai pas d'autres projets. Je n'ai que ma maison. Bien sûr, ce sera difficile de vivre là-bas, je n'ai plus l'habitude. Tu sais avec les amis, la famille, il y a toujours des commérages et je ne supporte plus ça. Ici, je suis tranquille, je fais ma prière et tout. Notre pays est bien mais ce sont les gens qui ne le sont pas. Les gens ne te reconnaissent plus ! Je crois qu'il y a un peu de jalousie. Moi, j'accueille tout le monde. Mais ce qui est difficile, c'est que je dois supporter tout cela tout le temps. Je dois être patiente. Je dois supporter, parce que je ne suis plus jeune et je n'ai plus la même force qu'avant. Et en plus, je dois rester avec ma famille. Je dois prendre avec moi mes médicaments et c'est tout. Je ne vais plus venir ici chaque fois pour me soigner, je n'aurai plus la force de venir pour avoir les médicaments. (…)

Les Marocains, ils ont beaucoup changé. Surtout en exil. Ils ne sont pas solidaires entre eux. Je parle des gens de mon âge. À part mes neveux et quelques copines, je ne connais personne d'autre. Quand je m'ennuie, je prie, je ne peux pas regarder la télévision marocaine, parce qu'ici, la parabole est interdite. J'ai pris quelques cours de français à la mairie du 11ème. Mais depuis que j'ai changé de logement, je n'ai pas trouvé de cours pour les débutantes comme moi. Je ne sais pas écrire, mais j'ai appris un peu à lire les lettres dactylographiées en utilisant mes lunettes. Au Maroc, j'ai appris à parler le français. Pour prendre le bus ou le métro, je n'ai jamais eu de difficulté à me faire comprendre.

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Oui, des témoignages touchants et tristes à la foi.Oui ils ont raison, les mentalités ont changé, l'esprit de solidarité n'est plus le même. Je peux le confirmer, depuis 1974, en tant que militant associatif, au service des travailleurs immigrés, moi aussi j'ai constaté ce changement d'attitude. C'est dommage. Il est vrai que pour certains les différents problèmes qu'ils affrontent les rendent plus distants, plus personnels. La société de consommation à bien changé des choses ! ! ! Il est important que nous puissions venir en aide à nos chibanis d'ici, certains hésitent à repartir pour différentes raisons. L'isolement est néfaste pour nos anciens. Ici ou là des initiatives personnelles ou par associations font des actions plus ou moins ponctuelles. Ce qu'il faudrait c'est une réflexion, sur le plan national ( Associations citoyennes,organismes sociaux,municipalités etc..) pour trouver des solutions viables à long termes pour aider nos anciens soit pour un retour au pays en apportant l'aide nécessaire, et surtout pour leur garantir une retraite décente et la sécurité sociale, soit de rester définitivement en France pour ceux qui le souhaitent. Et que dire des familles installées en France, qui ont eu des enfants nés ou grandis ici, quelles projets ont-ils , rester ou repartir ? Je crois que cela serait le sujet d'un colloque national et d'une étude très approfondie et les partenaires seraient nombreux à pouvoir prendre part à ce sujet.

En ce qui me concerne personnellement, je suis arrivé en France en 1966, je venais d'avoir 22 ans. Aujourd'hui j'en ai 60. J'ai eu trois enfants, ils sont tous majeurs, ils ont leurs situations, l'un d'eux s'est expatrié en Irlande... Mon choix est fait, je reste ici. Mais le Maroc restera toujours mon pays de naissance, je ne l'oublie pas. Et comment pourrais-je oublier, j'y ai encore de la famille et des proches. Il n'est pas question de couper les relations entre nous ici et ceux de la bas... La solidarité entre les deux rives doit continuer à travers les générations. Il sera du devoir des générations issues de l'immigration de mieux connaître l'histoire de l'immigration, les expériences de leurs parents, les efforts fait pour donner à leurs enfant un bonne éducation et une bonne instruction. Il est aussi nécessaire qu'ils puissent connaître leurs pays d'origine, l'Histoire et la Civilisation, le patrimoine culturel social et famillial, riche et varié des pays du Maghreb. Oui ils doivent mieux connaitre leurs racines.

Mohamed EL BAKI Retraité S.N.C.F. Militant politique,syndicaliste et associatif.

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Je suis très touchée par ces nombreux témoignages, que faire ? ? Il me semble que "le temps a passé pour rien", les années ont défilé et les rêves se sont envolés... il ne reste que nostalgie et désespoir. Je suis en colère, j'ai la rage : Qui les a fait venir ? qui leur a dit qu'ici il y avait du travail ? Lorsqu'on a fait appel à la main-d'oeuvre en masse n'a-t-on pas pensé à ce qui se passerait dans 10,20,30 ans, non bien évidemment. D'ailleurs depuis, les problèmes se sont accumulés et ils ne font qu'empirer, phénomène du choc des cultures, des cités dortoirs et des immigrés en vrac qu'on ne prend plus le temps de comprendre mais d'insulter. Ce n'est pas par plaisir qu'ils sont venus tous ces immigrés, demandez-leur ils vous raconteront leur parcours parsemé de difficultés, au moins ça demandez-leur.

Mejda

gérontologie


Il n'y a presque plus rien à ajouter aujourd'hui dans le débat concernant l'immigration, sur les enfants, sur les jeunes, sur les femmes, sur l'argent des immigrés ou sur les flux migratoires. Mais il reste fort à faire dans l'appréciation et la compréhension du non-_travail, dans ses formes sévères, c'est-à-dire « l'inactivité accidentelle » que peuvent traduire le chômage, l'invalidité ou le handicap ou encore dans les formes légales de la cessation du travail à savoir la retraite et la vieillesse son corollaire.

Se pencher sur la retraite et sur la vieillesse des travailleurs arabes en France, c'est mettre en relief les dysfonctionnements révélés par ces situations et exprimés à travers des tonalités diverses : Psycho_affective, c'est le cas des tiraillements de ces personnes âgées, entre une présence permanente en France et/ou le retour au pays d'origine. Ce sont les problématiques de santé et de soins, leurs représentations ou leur contenu forcément marqué par d'autres grilles socioculturelles d'appréciation de leur contenu. Ce sont aussi, ces questions des retraites et des mécanismes juridiques ou administratifs dans leur conception, qui reposent sur des exigences de territorialité, de durée de résidence effective ou encore de nationalité. Ce sont enfin, toutes ces questions au sujet de la mort, de l'accompagnement des derniers moments de la vie ou encore des lieux de sépulture. Ceci soulève encore des appréhensions religieuses et éthiques et autant de déficit en savoir-faire réclamé par les gens et leurs accompagnateurs pris au dépourvu devant des questions complexes.
Omar Samaoli


Omar Samaoli est gérontologue, directeur de l'Observatoire Gérontologique des Migrations en France (OGMF), enseignant en sciences médico-sociales et en gérontologie à l'UFR Pitié-Salpêtrière à Paris VI. Il mène actuellement des recherches en gérontologie sociale et transculturelle et en géronto-psychiatrie



Que le film se construisant au hasard des rencontres soit une promesse tenue à des individus, et de l'affection qu'on ne pouvait pas ne pas avoir pour leur destin malmené.

mardi 6 juin 2006

déracinés

déracinés

Le Monde : Le refuge des déracinés
vendredi 11 juin 2004


Dans les années 1960, ils peuplaient les ateliers. Aujourd'hui, les immigrés devenus vieux vivotent dans les foyers de l'Aftam ou de la Sonacotra, toujours exclus et pour beaucoup sans retraite.


Aucune ligne de bus ne dessert le foyer de travailleurs immigrés de Saint-Jean-le-Blanc, dans la banlieue d'Orléans (Loiret). Pour s'y rendre, il faut emprunter une sorte de voie sans issue. En chemin, on croise des files d'hommes courbés, de retour de la ville avec de lourds sacs à provisions. Le foyer - 400 places et autant de pensionnaires - est perché sur la digue de la Loire. C'est un gros rectangle de béton qui ne sort de sa léthargie qu'une fois par semaine, le dimanche, quand un marché s'organise au pied de l'immeuble. Ce jour-là, il y a même un salon de coiffure improvisé - une table, une glace, un tabouret - sur le macadam. "Pour le prix, ça dépend des personnes !", plaisante Kader. Un "ancien", Kader. Et un peu la mémoire du lieu : à 70 ans passés, il fait figure de vétéran, lui qui habite ici depuis la construction du bâtiment, en 1972.

Trois autres résidents partagent sa petite chambre. L'endroit est si exigu - quatre mètres carrés chacun, pas davantage - qu'ils peuvent à peine déployer un tapis de prière. Le lit de Kader est le plus proche de la porte. Pendue à un battant de son armoire individuelle, une chemise blanche sèche. Deux autres lits sont séparés par une table de nuit. Un quatrième est rabattu contre le mur pendant la journée, afin de gagner un peu de place. Kader se force à sourire. "Ici, c'est comme dans une maison de retraite. Et quand tu ne marches plus, tu vas à l'hôpital."

Dans ce foyer de l'association Aftam, l'un des organismes, avec la Sonacotra, logeant les travailleurs immigrés, ils sont nombreux à ne plus attendre que la mort, au terme d'une vie de labeur, loin de leurs familles, laissées "là-bas" dans un coin de djebel dont ils commencent à perdre les couleurs et les odeurs. Loin, aussi, des préoccupations des Français, qui ont oublié ces soutiers, venus dans les années 1960, dans un pays alors en plein essor économique, pour exécuter les tâches, disait-on à l'époque, que ces mêmes Français jugeaient indignes. Aujourd'hui des hommes usés, et toujours rejetés.

Saïd, le voisin de chambrée de Kader, retire d'un vieux sac en plastique une liasse de papiers écornés. "Toute ma vie est là-dedans, et ma mort aussi", dit-il en dépliant une attestation d'assurance-obsèques. "Au moment du décès, tout est dans le portefeuille. Ils cotisent à des associations qui s'occupent du rapatriement des corps. Très peu se font enterrer à Orléans", explique Anne, une travailleuse sociale, désireuse de garder l'anonymat. "Lorsqu'un d'entre nous meurt, on donne de l'argent pour aider la famille là-bas. On se dit que la prochaine fois ce sera notre tour...", poursuit Saïd.

Malgré sa brosse impeccable de cheveux blancs et une allure encore très droite, cet Algérien de 58 ans n'intéresse plus les agences d'intérim. Sa seule ressource ? Le RMI, 290 euros par mois. Une chance néanmoins, il bénéficie de la couverture maladie universelle (CMU), ce qui lui permet de surveiller ses poumons fragilisés par sept années de poussière et de vapeurs toxiques, lorsqu'il était peintre sur le chantier de construction de la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine (Aube).

A l'image de la plupart de ses compagnons, longtemps délaissés par les services sociaux, Saïd peine à constituer son dossier de retraite. Leurs cas ne sont pas isolés. Le nombre des "célibataires géographiques", comme on les appelle, logeant actuellement dans les foyers de l'Aftam (15 000 lits) ou de la Sonacotra (397 foyers, 70 000 résidents) et arrivant au seuil de la vieillesse ne cesse en effet d'augmenter. En 2000, 35 % des résidents de la Sonacotra avaient plus de 55 ans. En 2005, un résidant sur deux aura plus de 55 ans.

Au foyer de Saint-Jean-le-Blanc, où l'âge moyen est déjà de 57 ans, on croyait que ces hommes allaient retourner au pays terminer leurs jours. On s'est trompé. En fait, ils vieillissent dans le Loiret. Dans un rapport publié en 2000, la Sonacotra soulignait l'ampleur du phénomène à l'échelle nationale : "Pensée comme transitoire, l'immigration des années 1950 s'est installée en France, et la question du vieillissement de ces travailleurs émerge aujourd'hui. La Sonacotra est interpellée par ce problème. Cependant, elle n'a pas vocation à loger des personnes âgées, et ne dispose pas par ailleurs de structures médicalisées." Conséquence : ces foyers ressemblent de plus en plus à des mouroirs.

"On a beaucoup de mal à faire venir les pompiers ou SOS-Médecins dans certaines résidences", affirme une assistante sociale d'Orléans. A Saint-Jean-le-Blanc, où les pensionnaires disposent d'une cuisine et de sanitaires collectifs, la vétusté et la salubrité douteuse des installations font frémir. "Comment veux-tu qu'on n'attrape pas des maladies ?", lance Kader en montrant les toilettes repoussantes de l'étage. "Ils sont dans le même schéma d'exclusion qu'à leur arrivée", s'indigne Abdelhaïm Ghbabra, militant associatif, très actif au sein de la communauté marocaine d'Orléans. "La direction de l'Aftam est surtout préoccupée par la perception des loyers. Quand un résidant ne paye pas, on lui enlève son matelas", témoigne pour sa part une personne familière du foyer. La direction reconnaît la vétusté du foyer, mais assure avoir un projet de réhabilitation. "Nous sommes prêts à financer de plus petites structures, assure Christophe Wlodarczik, responsable du foyer. Mais nous tournons en rond depuis dix ans. Il y a un blocage des collectivités locales, quelle que soit l'étiquette politique. Un foyer de migrants, cela fait peur."

En 1997, une convention a pourtant été signée entre le conseil général du Loiret, l'Aftam et une association à vocation sociale, l'Adamif. Objectif : aider ces vieux travailleurs à constituer leurs dossiers de retraite. La plupart d'entre eux ignoraient en effet leurs droits. Une assistante sociale se souvient ainsi d'un homme de 77 ans qui percevait encore le RMI. "Et il y en avait bien d'autres comme lui", précise-t-elle. Ils bénéficient désormais du minimum vieillesse (autour de 560 euros), supérieur au RMI.

En 2000, le rapport de la Sonacotra notait que le revenu mensuel de chaque résidant se situait entre 300 et 600 euros. Avec cette somme, il faut payer son lit de misère, soit un loyer de 31 à 147 euros, selon les ressources, à Saint-Jean-le-Blanc. Une autre partie va à la famille restée au pays. Alors que le revenu de Kader ne dépasse pas 350 euros, il parvient à en envoyer 150 au Maroc. Saïd fait de même. Il n'a jamais cherché à faire venir sa famille et ses cinq enfants. Il a voulu leur épargner le dépaysement, les éclaboussures du racisme. Une fois l'an, il reprend l'avion pour Alger. Mais la plupart de ces transplantés ne sont à l'aise ni d'un côté ni de l'autre de la Méditerranée. Et le retour est vécu bien souvent comme une seconde immigration ratée.

"Ils pensent qu'ils vont être une charge pour leurs enfants", remarque Anne, la travailleuse sociale. "Ils s'imaginent qu'ils sont de trop", insiste Mohamed, un Marocain de 52 ans, autre familier du foyer. Incompréhensions, conflits avec les familles, trop longtemps privées d'époux ou de pères. Incapacité à quitter une vie de "célibataire". Et le retraité finit par reprendre le chemin du foyer. La couverture sociale et les maigres revenus dont ils bénéficient en France constituent également une forme de sécurité pour ces hommes. "Pour la santé, la France, c'est mieux que le Maroc", reconnaît Kader.

Un écrivain public, Laurent Boron, a passé plusieurs mois à leurs côtés, à Saint-Jean-le-Blanc, et vient de transcrire le récit de ces vies dans un livre intitulé Comme ici, comme là-bas (Adamif, 2003). L'un des résidents lui a confié : "La majorité des gens qui vivent ici sont bousillés avant d'arriver à la retraite. Et ils ne savent pas pourquoi. C'est pour ça qu'ils sont là. Parce qu'ils ne savent pas, ils n'ont jamais su... Pour les travaux pénibles, dangereux, les patrons mettent des gens qui ne peuvent pas réclamer. Ils utilisent les immigrés, et quand ils sont cassés, épuisés, ils en prennent d'autres, et ça continue. Mais attention, ceux de la nouvelle génération n'ont pas du tout envie de se laisser faire et d'être utilisés comme ça, comme des outils." "Ils ont fait un choix de vie. Ils se sont sacrifiés, ils font preuve d'une incroyable dignité", estime Anne. "Ils gardent leurs souffrances pour eux, car ils sont issus d'une société traditionnelle où le mektoub -destin- a un poids énorme", souligne Abdelhaïm Ghbabra. "C'est comme s'ils n'existaient pas. Ils ne bénéficient pas des services aux personnes âgées, du portage des repas par exemple. Nous alertons les pouvoirs publics. Il n'y a pas de réponse !", se scandalise-t-il.

Chaque jour, Saïd s'oblige au même marathon dans les rues d'Orléans : l'ANPE d'abord, les agences d'intérim ensuite. Des connaissances l'accostent parfois et le pressent d'aller à la mosquée, ce qui l'irrite fort. Cet Algérien n'est pas un dévot. "Je n'ai jamais vu ma mère porter le voile", confie-t-il. Par moments, il craque. "Ce foyer, ce n'est pas un logement, c'est une prison." Il se demande s'il remontera un jour vivre dans la montagne de la Témesguida, où il est né - à 30 kilomètres au sud d'Alger -, investie dans les années 1990 par les groupes armés des intégristes, et donc interdite. Au printemps, le jaune des genêts recouvrait les versants. "L'eau était fraîche, les parfums de la nature légers. Cela donnait des hommes bien portants, sans graisse, musclés", se souvient-il. Saïd pense à son enfance, rigole de sa djellaba en loques, voit sa mère, à la veillée, penchée sur une petite lampe à pétrole pour tresser des tapis, tandis que lui et ses frères et sœurs se racontaient des histoires de chacals avant de s'endormir, la faim au ventre.

La guerre, à partir de 1954 - il avait 9 ans -, avait brisé cette vie de misère sans histoires. La montagne envahie par les parachutistes, les premiers Français jamais vus de sa vie, pendant qu'il gardait les chèvres. "Je croyais que c'était Allah qui envoyait ses gardes du corps !" La maison réduite en cendres. La grand-mère qui confondait les couchers de soleil avec les incendies des villages. Les expositions de cadavres de maquisards, ordonnées par un colonel manchot, sur la place de Meftah, au bas de la montagne, où la famille s'était réfugiée. Saïd rêve sans arrêt à son frère aîné Ramdane, mort les armes à la main en 1959 avec les derniers survivants de sa katiba (unité de combat du FLN), enterré quelque part dans un vallon de l'oued Arbatache. Le petit berger de la Témesguida est arrivé le 3 février 1969 en France. "Le 13, j'étais au travail." Un emploi trouvé dans une fonderie d'Orléans, avec un lit dans le bidonville voisin. Puis la découverte du racisme. "C'était un mot inconnu pour moi. Je ne pensais pas que la couleur de ma peau ou de mes cheveux pouvait irriter quelqu'un. J'ai compris que je ne valais pas un Français. Si j'avais su cela, je crois que je n'aurais pas pris le bateau", avoue-t-il.

Sur le chantier de la centrale de Nogent, il a monté un syndicat et un comité d'entreprise dans la société où il travaillait. C'est la fierté de sa vie. "Moi qui ne sais ni lire ni écrire, j'ai défendu des travailleurs français, changé leurs conditions de travail."Personne ne voulait se présenter aux élections. "J'ai levé le doigt. Cela m'a surpris moi-même." Il se souvient ensuite du "forcing des petits chefs" pour l'humilier. Il a tenu bon. "Je me battais pourtant pour de petits avantages, des bleus de travail, des primes de panier. Je pensais que c'était plus habile. Je ne poussais pas à la grève."

La nationalité française ne l'intéresse pas. "Ma génération n'en veut pas. Nous sommes des Algériens. J'aurais l'impression de trahir mon frère aîné et nos martyrs de la guerre. J'irais chercher un papier pour qu'on me considère ? Avec ma gueule d'Algérien, cela ne me fera pas devenir français. J'aurais le sentiment de tromper l'Algérie et la France", explique-t-il. "Je ne peux pas être antifrançais, puisque j'ai passé plus de la moitié de ma vie ici", ajoute-t-il. Il est sévère pour ses compatriotes qui optent pour la double nationalité, notamment les intellectuels, les étudiants, "tous ceux qui pensent que chez Napoléon, c'est mieux que chez Abd El-Kader". Selon lui, voilà des gens auxquels l'Algérie a tout donné, a payé des études, "pour qui l'argent du peuple a été dépensé", et ils "désertent".

Saïd fustige les générations de dirigeants algériens, accusés d'avoir "profité de l'indépendance" et "oublié le peuple". "Moi, l'Algérie ne m'a rien donné. Je n'aurai droit qu'à un bout de terre pour ma dépouille, parce que c'est gratuit."

Régis Guyotat

•article paru dans l'édition du monde du 28.05.04

Terre de bidonvilles

« Un Nanterre algérien, terre de bidonvilles » ( éditions Autrement ) est un essai ayant pour thématique la naissance et l’existence des bidonvilles à Nanterre dans les années 1950-1960. L’ouvrage s’intéresse particulièrement au bidonville du « Petit-Nanterre », aujourd’hui disparu, mais anciennement situé au nord-est de la commune, à proximité de l’actuelle faculté.
L’auteur, Abdelmalek Sayad, est un sociologue franco-algérien, spécialiste de l’immigration. Il fut directeur de recherche au CNRS et à l’EHESS, ainsi qu’assistant de Pierre Bourdieu.
Les bidonvilles de Nanterre eurent pour spécificité d’être peuplés majoritairement par des immigrés originaires d’Algérie, travailleurs isolés dans un premier temps et familles entières par la suite. Ces bidonvilles, leurs importances ainsi que leurs types de population ont durablement marqué l’image de Nanterre dans les esprits. Abdelmalek Sayad revient sur cette période, aujourd’hui effacée du paysage urbain, mais non des mémoires, et tente d’en expliquer les causes : il appuie son discours par des entretiens réalisés auprès d’anciens habitants des lieux. Sayad utilise, également, des données topographiques et démographiques pour illustrer ces propos. Un corpus photographique ainsi qu’un plan de Nanterre, indiquant l’emplacement des bidonvilles de l’époque, viennent étayer le texte.
A Nanterre, l’immigration en provenance d’Afrique du Nord a débuté avant la seconde guerre mondiale. Déjà dans l’entre-deux-guerres, des usines de Nanterre avaient recours à de la main d’œuvre qu’elles faisaient venir des pays du Maghreb. Il s’agissait alors d’hommes isolés venus travailler en France sans leurs familles. Après la seconde guerre mondiale, le phénomène s’accélère, le nombre de travailleurs isolés augmente rapidement. Pour se loger, ces derniers ont recours aux « cafés-hôtels » : cafés détenus par des immigrés plus anciennement installés. Ces derniers tiennent aussi bien lieu de dortoirs collectifs que de cantines du soir. Les travailleurs émigrés y louent un lit bien souvent occupé par un autre dès qu’ils partent au travail. Les travailleurs de nuit occupant les lits des travailleurs de jour.
La demande en matière de logement est tellement importante que les lieux deviennent vite suroccupés et insalubres. Pour répondre à la demande, les tenanciers des « cafés-hôtels », véritables marchands de sommeil, en viennent à construire des baraques sur des terrains vagues attenant à leurs commerces. Il faut voir dans cette entreprise l’acte constitutif du bidonville : un tenancier de café-hôtel construit une baraque (pour la louer) d’abord discrète, puis une deuxième, un peu moins discrète, et ainsi de suite. Le bidonville se construit à partir de là :
Le bidonville ne se crée pas, un jour, à une date précise ; il ne s’inaugure pas. Il est une création continue. Ce n’est que lorsque les baraques, les unes après les autres, ont formé le bidonville que l’on prend conscience qu’elles ont été construites progressivement, l’une à côté de l’autre.


Les années 1950-1960 sont marquées, notamment en région parisienne, par une forte crise du logement. Les travailleurs les plus pauvres sont dans l’incapacité d’accéder à un logement « normal ». C’est ainsi que se développent les solutions alternatives que représentent les « cafés-hôtels » et les locations de baraques. Les regroupements de personnes ne sont pas le fruit du hasard, ces derniers s’opèrent à travers des réseaux familiaux ou de proximité (même village ou région d’origine en Algérie).
La guerre d’Algérie va précipiter l’émigration des familles des travailleurs isolés en France. Face aux dangers de la situation, de nombreuses familles font le choix d’envoyer les femmes et les enfants retrouver leurs maris et leurs pères. Du jour au lendemain, des travailleurs algériens isolés qui ne rentraient en Algérie que un ou deux mois par an, se retrouvent, en France, avec femme et enfants. Beaucoup découvrent ainsi leurs rôles de chef de famille.

dimanche 4 juin 2006

La malédiction

Une vie de travailleur immigré, qu'est-ce que c'est ? Pour répondre à cette question, en toute connaissance de cause, il faut, dans un premier temps, l'avoir vécue intensément et, comme on dit, « sans trop y réfléchir" ; il faut aussi que, à la faveur de quelques circonstances propres à favoriser la distanciation, le décès des parents, l'émancipation des enfants, garçons et filles, la maladie, l'accident de travail, la préretraite et la retraite, autant d'occasions d'éprouver la vacuité d'une existence qui n'a de sens que par le travail, se soit constituée peu à peu cette disposition particulière qui permet de « se tenir à l'écart de la vie et de ses mensonges », c'est-à-dire de ses vanités, formule quasi rituelle de la sagesse traditionnelle, ici employée au sens plein : « suspendre (sa) vie pour la regarder comme elle fut », la dérouler devant soi comme un objet d'observation, auquel on appliquerait précisément toute la puissance de réflexion dont l'expérience acquise au long de cette vie a doté ceux qui ont le souci de « se connaître et de connaître la vie en dépit de ses tromperies (ghadra : le piège, la trahison) ».

Abbas, qui parle en ces termes, est de ceux-là. Ancien ouvrier, aujourd'hui en retraite, d'une grande entreprise industrielle de la région parisienne, il est, à sa manière, un intellectuel. Plus que les indications, brèves et allusives, qu'il donne sur ses origines sociales (« mon père n'était pas fait pour être fellah »... « mon grand-père était le lettré de la famille, il a toujours vécu du Coran »), c'est tout son discours qui en apporte la preuve, et en particulier, cette sorte de distance à l'égard de soi-même qu'il appelle douloureusement « le divorce d'avec moi-même ». Associant l'expérience directe longuement éprouvée de la condition d'immigré et la posture réflexive qui permet d'élaborer, pour soi-même d'abord, sa propre expérience, de la soumettre à un examen critique et, plus rare encore, de la communiquer aux autres, sur le mode de la narration en apparence la plus ordinaire (comme ici), il échappe à l'alternative ordinaire de l'expérience muette et du discours vide sur une expérience inaccessible (le monde de l'immigration et l'expérience de ce monde sont sans doute parfaitement fermés à la plupart de ceux qui en parlent). Avec lui, l'enquêté et l'observé se fait enquêteur et observateur de lui-même, la présence de l'enquêteur « professionnel » n'étant que l'occasion attendue de livrer à haute voix le produit longtemps réfléchi et mûri (« j'ai bien réfléchi à tout cela... Plus exactement, je n'arrête pas de réfléchir, de tourner et de retourner toutes ces questions au fond de moi ») de son enquête sur lui-même. Produit qui n'est pas loin de s'identifier à celui de la science dans la mesure où l'enquêteur et l'enquêté, ayant le même intérêt à l'enquête qui les réunit, s'accordent, sans concertation préalable, sur la problématique, l'enquêté se posant lui-même les questions que l'enquêteur aimerait lui poser.

Comment accède-t-on à cette capacité de « s'oublier soi-même », comme dit l'intéressé, pour mieux « se souvenir de soi » ? C'est encore dans la conjonction de certaines caractéristiques sociales, et en particulier dans la relation, fort peu commune en cette région de très forte et très ancienne émigration vers la France, que la famille de Abbas entretient avec le fait d'émigrer, qu'il faut rechercher le. principe du désenchantement profond qui incite au retour sur soi. Les conditions de ce jour, pour pouvoir être supportées, incitent à reporter le regard sur le cheminement qui y a conduit, depuis le fameux « premier jour », lieu de la « malédiction » initiale, et à en reconstituer la genèse sociale et à en donner une manière d'explication ; mais à l'inverse, les conditions d'hier, qu'on se plaît à rappeler, portent à adopter sur la situation d'aujourd'hui le point de vue critique qui est annonciateur de la lucidité des propos sur sa trajectoire personnelle (qui est aussi une trajectoire collective) et, surtout, de l'effet de libération que produit le travail d'auto-analyse et d'aveu de soi à soi-même. Aveu de l'état de crise auquel a abouti cette « génération » d'immigrés dont on ne peut déjà parler qu'au passé. « Plus rien n'est aujourd'hui comme on pensait ». Cette « génération » vit dramatiquement la rupture radicale avec l'état antérieur, qui n'est pas si lointain, et que l'éveilleur des consciences qu'est Abbas, qualifie rétrospectivement d'« état de sommeil » (« nous étions endormis »), d'« état d'engourdissement ». Conscient de tout ce qui le sépare du commun des immigrés, ses contemporains, dont il partage par ailleurs - il insiste sur cette communauté de destin toute la trajectoire et toutes les conditions de vie, il les appelle à plus de vigilance ; il les invite à une manière d'« éveil » (fayaq). Croyant avoir maîtrisé sa situation et assumé sa « vérité », il aimerait que tous partagent la « vérité » qu'il leur propose et que tous travaillent à produire leur « vérité », à en finir avec tous les masques et toutes les dissimulations que l'immigration exige de tous pour pouvoir être acceptée. L'exercice n'est pas facile, c'est une épreuve extrêmement douloureuse, même si tous savent que cette révision déchirante est la condition de leur survie, de leur résistance à l'anéantissement qui les menace du fait des changements qui se produisent dans leurs conditions de vie et surtout dans la représentation qu'ils se sont habitués à donner d'eux-mêmes et de leur état d'immigrés. Abbas se sent en quelque sorte prédestiné à ce rôle d'éveilleur des consciences. il a un sentiment très aristocratique de sa distinction qui l'incline à une certaine commisération (« ils sont à plaindre », « il faut leur ouvrir les yeux (...), mais ils refusent ») à l'égard des autres qui se refusent à l'espèce d'ascèse qu'il leur propose non seulement par ses actes mais aussi et surtout par ses paroles. Tout son entourage, jusque dans sa propre famille, le regarde comme une exception et éprouve à son égard à la fois l'admiration, le respect et la fascination, et aussi l'agacement et l'irritation, que suscite toute exception. Consulté par tous, les proches et les moins proches, entouré souvent d'une nombreuse assistance qui vient l'écouter (on l'appelle cheikh, c'est un sage), il s'est fait une réputation de « solitaire » et il se replie presque ostentatoirement, même au sein de sa famille, dans un « isolement » à la fois feint et réel que l'inactivité n'a fait que renforcer.

Homme de vérité et de droiture, on le craint pour la sévérité de ses jugements et si on lui sait gré d'énoncer les vérités, on lui en veut souvent de le faire. C'est le cas, notamment, chaque fois qu'on aborde la question de la situation des enfants, occasion d'apercevoir de la manière la plus évidente la crise qui est intensément vécue par toutes les familles immigrées, et qui se traduit ici par la rupture entre la génération des parents et la génération des enfants, produite dans des conditions sociales et culturelles tout à fait différentes. Que le sage, à qui il arrive d'être aussi un prophète de malheur, proclame que l'émigration fut une « erreur », que tout le monde s'est trompé en cette circonstance, passe encore. Mais qu'il annonce que l'immigration des familles - la sienne en premier lieu - est une trahison, un reniement, une apostasie (au sens religieux du terme) et qu'elle a eu pour conséquence une totale reconversion qui fait que, comme il aime à le répéter, « au lieu de travailler pour (leur) prospérité, les immigrés (en famille) travaillent en réalité pour la postérité des autres », c'est là une énonciation qui est très difficile à supporter, car elle est en même temps une dénonciation.

A.Sayad


Entretien de Abdelmalek Sayad avec un « travailleur immigré ».

témoignage émouvant de Abbas, un homme lucide sur la signification de l'émigration-immigration.


« Rien n'a été comme on le pensait »

Abbas - Tout ne va pas... Et il faut arriver à la fin, maintenant que tout est terminé, qu'on se rend compte que tout ne va pas..., parce qu'on s'est trompé sur toute la ligne : rien n'a été [littéralement : rien n'est sorti…, au sens de rien n'a abouti…] comme on le pensait. Moi-même, je n'en reviens pas. Je doute de moi... Je crois que je me mens. J'ai bien réfléchi à tout cela... Plus exactement, je n'arrête pas de réfléchir, de tourner et de retourner toutes ces questions au fond de moi... Et quand je dis que je réfléchis, c'est uniquement maintenant que je suis arrivé à ce résultat, et parce que je suis arrivé au résultat (elhaqiqa, la vérité, la réalité, la certitude) d'aujourd'hui. Pour le reste, ce sont toujours les mêmes choses qui reviennent à l'esprit. Comment en est-on arrivés là ? Est ce que nous sommes les mêmes, les mêmes créatures qu'au premier jour [de notre immigration en France] ? Qu'est-ce qui nous a métamorphosés ? De quand date notre métamorphose [au sens fort, par l'effet d'une malédiction divine] ? On ne l'a pas vu venir, elle est tombée sur nous quand ce fut trop tard pour réagir contre elle. Il faut l'accepter comme telle... ; il faut s'accepter ainsi. Il n'y a plus rien à faire. Sinon rendre grâce à Dieu. Il sait ce qu'Il fait. Nous ne sommes que des jouets entre Ses mains. Sa volonté nous gouverne.

En quoi consiste cette" malédiction " ? Pourquoi cette" malédiction" ?

Abbas - Mais pour comprendre cela, il faut peut-être que je vous raconte tout depuis le premier jour. Sans cela, on ne peut rien comprendre. Moi-même, je ne comprends la métamorphose qu'en me souvenant du premier jour, qu'en reconstituant l'itinéraire que nous avons parcouru... Je ne suis pas le seul... Mais les autres ont la chance d'être aveugles..., de ne rien voir..., rien voir des choses qui leur sont très proches, qui sont entre leurs pieds, dans leur propre ventre. Ils ne voient rien, ils n'entendent rien, ils ont tout oublié, ne se souviennent de rien. Ils sont heureux. […] Quand on le voudrait, on ne sait par quoi commencer... Il n'y a que dans la tête qu'on peut tenir toutes ces choses ensemble. Quand il s'agit de les dire, même pour moi - il m'arrive de me parler à moi-même, de parler à haute voix à moi-même, tout juste si on ne me prend pas pour un fou -, elles arrivent toutes en même temps, en un bloc, elles se tiennent ensemble, on ne peut les séparer. C'est confus. Alors là, même quand je me parle, c'est très vite que j'arrête : je me tais et laisse les choses se bousculer, se mélanger, revenir toutes ensemble et repartir comme elles sont venues... Ce n'est pas facile de parler de tout cela. […] Chaque période a ses problèmes, ses difficultés et, avec l'âge, les choses empirent. Mais avec l'âge, on apprécie mieux les choses, on sait faire la part de_ choses : d'un côté, les choses sans importance sur lesquelles on s'acharnait auparavant ; de l'autre côté, les choses plus essentielles qu'on était porté à négliger, à mépriser. Ce ne sont pas les choses qui ont changé en cours de route, c'est nous ; c'est notre regard sur ces choses qui a changé entre temps.

Par exemple ?

Abbas - Par exemple : autrefois, j'étais très mal logé, d'abord une seule pièce avec trois enfants..., puis un appartement insalubre avec cinq enfants. Maintenant un vrai appartement, dans un vrai immeuble, même si c'est en HLM, c'est un progrès certes. Mais uniquement sur ce point, les choses ont changé : c'est maintenant que le problème du logement est réglé..., qu'on découvre qu'aussi réel que soit le problème, il n'est pas le problème, le problème vrai, celui que rien ne peut régler, le problème qui n'a pas de solution, personne ne peut lui apporter de solution, car aucune solution ne peut venir de l'extérieur. Voilà un exemple. Vous voulez un second exemple ? Le travail, c'est la même chose : j'ai connu le chômage, les petits salaires, la misère du travailleur..., tout cela était un problème en son temps ; par la suite, j'ai eu un travail permanent, 15 années dans la même maison, les salaires se sont améliorés, ce n'est pas la fortune mais on arrive à manger, à s'habiller, à élever les enfants et à économiser un peu... Là encore, ce problème qui préoccupait et qui préoccupe tous les ouvriers, maintenant qu'il ne se pose pas pour moi... ou qu'il se pose autrement, je découvre après coup qu'il n'est pas lui aussi le vrai problème.

Quel est donc le vrai problème ? […]

N'est-ce pas cela la malédiction ?

Abbas - Le premier jour ! Quel est ce premier jour ? Je me le demande, je me pose la question à moi-même. (...) J'y ai beaucoup réfléchi. J'ai essayé de comprendre pourquoi ce " premier jour" est différent pour moi du " premier jour" de tous les autres [immigrés], parce qu'il y a un " premier jour" pour tout le monde. Pourquoi ? Parce que dans ma famille, je suis le premier à avoir émigré vers la France.

Qui y avait-il dans cette famille... ?

Abbas - Mon père, son épouse, puisque ma mère est morte alors que j'avais 1213 ans, un jeune frère ou plutôt un demi frère (il était l'enfant d'une autre épouse de mon père, morte elle aussi en 1948 ; j'avais alors 17-18 ans). Mon frère aîné, nous sommes frères de père et de mère, est mort jeune, jeune homme, à 18-20 ans peut-être. Je me souviens de ce jour : le 17 novembre 1951 ; c'est un jour dont on se souvient toujours. Cela faisait déjà plusieurs années que je tannais mon père pour partir en France. Il faisait la sourde oreille, il résistait... Et pourtant, on ne roulait pas sur l'or, on était la famille la plus pauvre de notre branche. Et il Y avait une raison à cela. Une raison secrète, mais une raison qui faisait partie de notre mentalité, de notre manière de voir les choses du monde. J'avais 21 ans, j'étais grand. Entre mon père et moi, on se parlait par personnes interposées. Je lui envoyais les personnes auxquelles je pouvais dire certaines choses et des personnes auxquelles mon père attachait quelque crédit. Lui, de son côté, me répondait de la même manière, mais pas nécessairement en utilisant ces personnes qui intervenaient auprès de lui pour moi. A la fin, on avait formé deux groupes : mes" avocats" auprès de lui et les" défenseurs" de sa position à lui auprès de moi. Ce travail de harcèlement a duré deux ans. J'ai senti que j'avais gagné la partie - si on peut dire -lorsque mon père m'a fait répondre en me donnant ses raisons, les raisons de son refus, par l'intermédiaire de la personne que j'avais dépêchée auprès de lui. (...) C'est un parent, une espèce de sage, homme très sérieux, religieux, grand travailleur, pieux, même s'il a passé toute sa vie en France. Mon père l'estimait beaucoup, c'est une estime réciproque. Grâce à cette personne et parce que cet homme était lui-même ouvrier en France, mon père a assoupli sa position et sa réponse, mais sans donner pour cela son consentement formel (...). Ce fut donc en compagnie de cette personne que je suis venu en France. C'était mon premier voyage hors de notre village et des environs, mon premier contact avec la ville : le train, Alger, le bateau, la France... Les 17 et 18 novembre 1951. J'avais 21 ans (...).

La raison de l'opposition de mon père (que je traitais alors de tyrannique, d'arriéré qui voulait la misère), il me l'avait livrée, ce matin du 17 novembre, quand, nous accompagnant et ayant atteint le point où nous devions prendre congé les uns des autres, il me dit, à l'instant des embrassades, et à haute voix, comme pour prendre à témoin tous les gens qui étaient là, hommes et femmes, car il y avait aussi des femmes, les mères des hommes qui allaient partir : « Dieu m'est témoin, écoutez, vous tous, je ne t'ai jamais demandé de partir en France pour moi, pour m'envoyer de l'argent de France. De ma vie entière, je n'ai jamais pensé que pareille chose pourrait m'arriver. Avoir à manger l'argent de France ! Je m'en étais fait une chose impie. Je tiens à ce que tout le monde le sache. Je t'en supplie, cet argent, garde-le pour toi, garde-le là-bas ; c'est un service que tu me rendrais, c'est plus qu'un service, c'est un ordre que je te donne, dispense-moi de cette saleté. Car, tu me l'enverrais, je ne saurais qu'en faire. Ni le manger, ni le brûler. " Ce furent les dernières paroles de mon père, il est mort quelques années après sans que je l'aie revu. Pire que cela, sur le moment, je n'avais rien compris à cette exhortation. Je me suis dit, quel cinéma [en français] il me fait. Ce n'est que plus tard, quand il est devenu trop tard, que je mesure l'importance de ses paroles. N'est-ce pas cela la malédiction ? N'est-ce pas cette malédiction qui continue à me poursuivre ? Et à poursuivre tous les autres, même s'ils ne le savent pas... […]

L'argent de France est un argent illicite

Parlons un peu de votre père. Qui était-il ? Est-ce un paysan qui n'est jamais sorti de sa maison, n'a jamais quitté ses champs, ou a-t-il lui-même travaillé ailleurs, contre de l'argent ?

Abbas - (...) Mon père, normalement, n'était pas fait pour être fellah. C'est par nécessité qu'il est devenu fellah, alors qu'on n'a même pas de terre à cultiver ou tellement peu que c'était une misère (elmiziria). Mais avant mon père, il faut commencer par mon grand-père. Mon grand-père était le plus jeune de la famille, il avait beaucoup de frères et beaucoup d'oncles [paternels]. Il était le « lettré » de la famille, le dernier [en âge], un peu chétif, un peu maladif ; on lui a fait faire des études [coraniques], il a toujours vécu du Coran, d'abord dans les zaouiat comme taleb [élève]. Vous savez comment cela se passait à l'époque. Tout le monde, les élèves, les maîtres et tous les hommes pieux [les « frères »] qui fréquentaient ces lieux, tout ce monde vivait sur place, vivait ensemble. La zaouia recevait des dons, elle organisait des collectes de provisions, nous partions les recueillir, nous faisions aussi la cuisine et nous étudiions en même temps, tous ensemble. Il a été élevé dans ce milieu, et on dit de lui que même marié et avec des enfants déjà grands, il lui arrivait de plaquer tout ce monde et de retourner de temps à autre dans la zaouia. Évidemment, tout le reste ne l'intéressait pas, toutes les choses de la vie. Quand il lui arrivait de travailler, c'est-à-dire de gagner de quoi vivre, c'est en temps que taleb, dans quelque village et il était payé, comme cela se faisait à l'époque, en nature, juste de quoi vivre. Et, bien sûr, lorsqu'il y a eu le partage avec ses frères et ses oncles, il fut la victime. Il n'était pas là, il ne regardait à rien de tout cela, il ne savait pas même où étaient les terres de la famille. Et sous prétexte qu'il n'a pas travaillé, qu'il n'a pas peiné, qu'on l'a choyé en faisant de lui un lettré, on lui a accordé une toute petite part, la plus petite part dans l'héritage ; presque rien. On l'a spolié tout simplement. Et de son vivant, paraît-il, il n'a jamais rien dit, jamais protesté en quoi que ce soit. Paraît-il, le premier à avoir trouvé la chose amère et avoir essayé de se révolter après coup contre ce qui lui paraissait une injustice, ce fut mon oncle, le frère aîné de mon père ; je ne l'ai jamais connu, il est mort avant ma naissance ou l'année de ma naissance. On dit de lui qu'il était plus décidé, plus déterminé, plus énergique que mon père. Mais l'un et l'autre avaient le sentiment d'avoir perdu quelque chose et, surtout, de n'être pas faits pour ce qu'ils sont devenus. Ils ont accepté la chose, se soumettant, comme disait mon père, à ce que le destin leur a dévolu. Et cela, ce n'était pas mépris pour le travail de la terre comme on dit ; loin de là. Tout simplement, parce qu'ils n'ont pas été élevés dans le métier de cultivateurs et que, de la terre à cultiver, il n'yen avait pas. Il leur a fallu travailler énormément. (...) Sans doute, n'ont-ils pas été jusqu'au terme de leur formation coranique ; peut-être les conditions de la profession de taleb avaient-elles changé ? Toujours est-il qu'il leur a fallu travailler de leurs mains, alors qu'ils n'ont pas été préparés à cela. Ils ont beaucoup travaillé dans les fermes comme saisonniers ; ils ont pu se donner, l'un et l'autre, une spécialité qui leur a évité les gros travaux dans les fermes, tels le piochage, la récolte des pommes de terre : ils ont appris à greffer la vigne. Ils faisaient deux saisons dans l'année : au printemps, la préparation des greffes ou « la greffe sur la table ", comme on disait ; et, en automne, la « greffe sur le sillon ". Mon père, notamment, allait de Tunis au Maroc, il était très connu et apprécié. Voilà ce qu'ont été mes parents (...).

Oui, c'était déjà une émigration [littéralement, une « sortie" hors du pays], mais une émigration qui n'a rien à voir avec la mienne... C'était toujours dans le pays, ils n'avaient pas à traverser la mer ; c'était une émigration saisonnière : trois semaines à un mois et demi au grand maximum ; c'était du travail de la terre, ils vivaient dans la ferme et non pas en ville... Et, surtout, pour mon père - c'est une chose que j'ai souvent entendue de sa bouche -, cela restait toujours en pays musulman. C'était cela son problème, l'argent de France est un argent suspect, un argent détestable, un argent illicite. Vous comprenez qu'il ne voulait pas de cet argent ! (...) Il a vécu de la sorte toute sa vie, il n'a eu aucun répit, aucun soulagement. Même mon émigration a répondu, d'une certaine façon, à ses vœux ; bien malgré moi, d'ailleurs je ne l'ai pas voulu ainsi mais cela a correspondu point par point à ce que mon père avait prévu et peut-être voulu. Je ne voulais pas admettre que mon père, dans l'état de pauvreté où nous étions, puisse refuser l'argent qui allait rentrer dans sa poche. C'est incompréhensible pour moi ; et puis je me disais qu'il n'avait pas le droit : si telle est sa volonté, tel est son bon plaisir, s'il veut vivre en ascète, il n'a pas le droit d'imposer cette façon de vivre aux autres, sa femme, mes frères et sœurs, grands et petits.

Comment votre émigration a-t-elle répondu à ses voeux ? Je ne comprends pas.

Abbas - Elle a répondu à ses voeux en ce sens qu'il n'a jamais touché un franc de mon argent. La vie ne lui en a pas laissé le temps ; ni à lui, ni à moi. Je suis arrivé en France à une mauvaise période : de 1951 à 1953, l'époque était difficile. Je n'ai jamais trouvé un travail qui me plaise, des petits travaux par-ci, par-là, sans plus. Je ne me suis pas dépêché pour lui envoyer de l'argent comme on faisait à l'époque, puisqu'il m'avait fait part de son embarras : cet argent-là était-illicite ou était-il interdit ? (...) Je n'ai pas emprunté de l'argent dès mon arrivée en France pour le lui envoyer, c'est ainsi que tout le monde faisait à l'époque et maintenant encore : c'est cela qui faisait croire que l'argent se ramasse en France qu'il suffit d'arriver en France pour trouver l'argent... précieux, rare, impossible - pas seulement difficile - à gagner en Algérie. Pourtant, je ne manquais pas de soutien en France : mon beau-frère, chez qui j'ai débarqué et chez qui j'ai logé un bon moment ; mon oncle maternel qui est un très vieil émigré en France, et beaucoup d'autres encore, tous parents plus ou moins proches (...). Quand, enfin, je me suis bien installé et que j'ai commencé à faire mon trou, ce fut l'issue fatale..., la guerre et ses malheurs (…). Mais cela est une autre histoire. [Son père fut, à ce qu'on dit, une des toutes premières victimes de la guerre dans la région, au printemps 1955.]

Voilà le souvenir que je garde de mon père... Ce n'est pas même l'image de son visage quand nous nous sommes quittés - savait-on qu'on n'allait plus se revoir ? Mais sa voix, cette voix terrible qui sonne encore aujourd'hui à mes oreilles : « Souviens-toi..., que tout le monde me soit témoin..., je n'ai rien fait pour que tu partes en France, je ne te l'ai jamais demandé, je ne t'ai jamais incité à partir ; au contraire, j'ai tout fait pour que l'idée ne te vienne jamais à l'esprit... Tu en as décidé autrement. Je ne peux t'empêcher..., tu ne t'en prendras qu'à toi-même plus tard, ce que je ne te souhaite pas (...) ". Et oui... Il voyait loin, lui. Il ne m'a pas souhaité cela, mais c'est venu. Ce qu'il craignait, sans doute, a fini par arriver, et plus tôt qu'il ne le pensait. J'entends toujours cet au revoir. Cela m'obsède. Plus le temps passe, plus la chose s'inscrit en moi. Et il avait fini par me dire, « je te souhaite bonne route, que Dieu soit avec toi... » […].

Nous savions que la France, ce n'est pas le paradis

Vous avez donc été élevé dans une famille qu'on peut dire« intellectuelle". Vous-même, qu'est-ce qu'il en fut sous ce rapport pour vous ?

Abbas - Famille intellectuelle ? C'est trop dire. Mon grand-père peut-être. Mon père..., à la génération, c'était déjà fini... Quant à moi, rien du tout ; ce n'est plus le temps de la dévotion, et, peut-être, pas même de la simple foi, de la croyance.

Si, quand même, il en reste quelque chose. Dans votre enfance, de cet héritage « intellectuel », qu'avez-vous trouvé à la maison ?

Abbas - Qu'est-ce que j'ai trouvé à la maison ? Quelques planches [sur lesquelles on écrivait les sourates du Coran], et on les gardait précieusement, on les prenait avec respect, car c'était la parole de Dieu qui était écrite là, et de plus on me disait, cette planche est écrite de la main de ton grand-père ou de ton oncle ! Quelques livres du Coran (naskha), assez usés, ils avaient dû servir. (...) Il y avait quand même dans un coffret... intouchable, un petit livre qui était la somme, le Coran en sa totalité. A part ces quelques spécimens, quelques ouvrages... de jurisprudence, notamment Elboukhari [jurisconsulte et théologien]. Je le sais, car on venait l'emprunter à mon père. Outre ce petit fonds, mon père avait gardé de son beau-frère, le mari de la plus jeune de ses sœurs, ma plus jeune tante, quelques ouvrages, des commentaires du Coran, des ouvrages d'histoire religieuse et aussi quelques revues en arabe dont Elbassaïr [la revue de 1'« Association des Ouléma » dans les années 50]. Voilà ce que pouvait être la nourriture d'un lettré, qui n'était ni paysan, comme tous les autres paysans, ni vraiment lettré au point de vivre exclusivement de son savoir. Mon père était un cas intermédiaire. Il avait accepté, pas de gaieté de cœur, on s'en doute, de quitter sa condition de lettré. Tout le monde le savait et on le respectait pour cela. On respectait en lui le paysan qu'il était et on avait de l'admiration pour lui, car il était parti pour avoir « les mains blanches » et le voilà qui s'acquittait à merveille de son métier d'agriculteur. On respectait encore plus l'homme pieux qu'il était. C'est souvent qu'il avait priorité sur le taleb du village. D'ailleurs celui-ci faisait tout pour avoir l'accord de mon père. Mon père le secourait en tout, mon père le remplaçait pour la prière, pour le sermon du vendredi quand il n'était pas là... Mon père était de toutes les veillées funèbres du village et des alentours, quand il fallait passer la nuit blanche à réciter le Coran. Mais il n'était pas un « professionnel », mon père a toujours refusé de toucher un sou pour ce service alors que les talebs professionnels avaient leur salaire (...).

Voilà ce qu'était mon père. De plus, à l'époque, on n'avait pas le choix : partir en France était la voie de tous les jeunes, riches ou pauvres ; c'était la seule manière de prouver qu'on est enfin un homme et non plus un enfant. Mon père, au fond de lui, n'a jamais pensé que j'allais faire comme tout le monde, que je n'attendais que cela..., l'âge voulu pour cela... C'était tout à fait à l'encontre de la vie qu'il s'imaginait et qu'i ! imaginait pour moi. Les temps n'étaient plus aux études, mais au travail ; et le vrai travail est en France.

Dans ces conditions, vous avez dû recevoir vous-même une formation coranique ?

Abbas - Quand je suis arrivé, c'était déjà trop tard. Même mon frère aîné qui a mieux connu son grand-père - on dit qu'il est mort en 1931 -, c'était déjà trop tard pour lui, il n'a pas pu bénéficier de l'enseignement qu'on pouvait en attendre. (...) Jeune, je me partageais entre le travail de la terre et l'apprentissage du Coran. C'était encore dans la petite mosquée du village et c'était, surtout, en hiver ; l'été, les travaux des champs ne nous laissaient pas le temps. Et encore, j'ai eu la chance d'avoir connu un très bon maître. C'était un sage, consciencieux. Mais tout cela restait du bricolage [en français]. Quand, à la mosquée du village, j'ai enfin atteint le quart [quinze chapitres, le 1/4 des 60 cha pitres que comporte le Coran], j'avais déjà 13-14 ans. C'était la misère noire, on ne trouvait rien à manger, les épidémies, les gens mouraient sans compter. Mon père a voulu que je continue plus loin. Il fallait donc que je parte dans une école de zaouia. (...) De plus, j'étais malade... Cette maladie m'a tenu jusqu'à ce que j'arrive en France et qu'on m'hospitalise à l'occasion d'une crise ; c'était des « pierres dans le rein ». Tout cela a fait que j'ai tout abandonné, je ne voulais rien savoir de cette vie. Évidemment, quand je suis revenu à la maison et que je refusais de retourner [à la zaouïa], ce fut la brouille avec mon père ; on s'évitait. Cette atmosphère de brouille a duré, plus ou moins intensément, jusqu'à mon départ pour la France.

Voilà les conditions dans lesquelles je suis venu en France. Comme tu vois, déjà au point de départ, ce n'était pas la grande joie ; c'est le moins qu'on puisse dire. Il n'est jamais agréable de quitter sa famille, son pays pour ailleurs. Même si on rêve de cet ailleurs, même si on en attend beaucoup, c'est toujours avec regret et avec peine qu'on quitte ses proches et son monde familier. Quand j'entends dire que c'est parce que nous nous imaginions que la France c'est le paradis, que nous avons tous émigré vers la France, je me demande si on ne nous prend pas pour des enfants ! Nous savions que la France, ce n'est pas le paradis ; nous savions même que, par certains côtés, c'est l'enfer. (...). Dans mon cas, c'est plus que cela : ce n'est pas seulement la douleur de la séparation, ce n'est pas seulement la perte de confiance qu'on a toujours quand on est chez soi, la peur de l'inconnu vers lequel on se dirige ou encore la nostalgie qu'on ressent et qui prend parfois aux tripes ; il s'y ajoute le regret, le regret de la désobéissance. Mon père, au fond de lui-même, n'a jamais donné son assentiment pour mon départ en France, même s'il y a consenti en apparence, un consentement de pure forme. Cela, je ne me le pardonne pas. Et je ne me le pardonne d'autant moins que je ne sais pas comment je me suis retrouvé dans la situation actuelle : presque 40 ans plus tard, avec femme et enfants, alors que je croyais être venu en France seul, pour travailler quelques mois, quelques années, deux ou trois ans au plus. Durant ces quarante années, en totalisant tous mes séjours en Algérie, cela ne fait pas six mois que j'aurai passés au pays. Allez savoir pourquoi !

Est-ce que quelqu'un a vraiment voulu cela ?

C'est vous qui allez me dire pourquoi. Ou plus exactement, comment tout cela s'est passé ?

Abbas - Peu de temps après mon départ, les mauvaises choses ont commencé, les cruautés de la guerre. Avant même que je n'aie eu le temps de me remettre des difficultés du début, de me faire à la France et à ma nouvelle situation, car j'avais souffert énormément du chômage la première année de mon arrivée, ce furent les malheurs d'Algérie. Notre village et notre famille n'ont pas été épargnés. Au début, c'était l'engouement chez tout le monde..., tout le monde était volontaire, qui était moudjahid, qui était mousabal. On croyait déjà qu'on était dans une Algérie indépendante. Même ceux dont on avait toutes les raisons de se méfier étaient pour..., ils avaient fait amende honorable et poussaient même à la surenchère. […]

Quand, plus tard, l'armée a occupé le village, ils étaient aux premières loges ; ils en furent les guides et les indicateurs. Il s'est passé des choses atroces de part et d'autre. C'est là que mon père a trouvé la mort. Le village occupé, la guerre entre les clans du village, les zones interdites tout autour, les bombardements par l'aviation, c'est le sauve-qui-peut. Qui peut partir et a où partir, où se réfugier, s'est enfui, seul, ou en famille. C'est ainsi que ma femme, ma soeur aussi, avec ses enfants, ont été récupérés par un parent installé dans les environs d'Alger. Et un jour de 1956, au printemps, tout ce monde débarque en France, amené par ce parent qui n'en pouvait plus. […]

Il nous a mis devant le fait accompli (...). Ma soeur avait aussi son mari en France... Elle avait déjà trois enfants. Moi-même, j'avais une fillette qui venait de naître. C'était donc deux familles. Ce n'était pas une petite chose. De plus, on ne s'y attendait pas du tout, car on n'avait pas des nouvelles régulières. Il a fallu donc tout improviser. On n'avait pas de logement du type appartements pour familles, grands ou petits. Et ce n'était pas dans Paris de ces années-là que tu pouvais avoir une HLM. Aucune chance. Nous nous sommes débrouillés entre nous, avec nos moyens. Comme on le fait toujours dans les cas d'urgence. Du jour au lendemain... ; même pas : c'était dans la journée même, en l'espace d'une journée, du matin au soir, il nous fallait trouver à loger les deux familles. Nous n'étions pas les seuls dans ce cas ; des familles commençaient à arrive_ de tous les côtés, sans doute pour les mêmes raisons que nous, des raisons de guerre, d'insécurité, de mort. Qu'avait-on pour nous loger ? Une chambre d'hôtel qu'on partageait à trois ou quatre, dans les ISe, 1ge, 20e arrondissements, à Belleville, Ménilmontant, rue de Meaux, rue Secrétan ; toutes ces rues, je les ai faites. J'étais même un privilégié : nous n'étions que deux à partager la même chambre au mois, j'habitais avec un parent du même village et du même âge que moi et la chambre était à lui, à son nom. Il me l'a alors laissée. Il a été s'ajouter à d'autres qui l'ont accueilli. c..) On a convenu de rassembler tout ce monde dans la seule pièce libre - cela permettait d'ailleurs à ma femme et à ma sœur de se tenir compagnie, car elles ne connaissaient personne et elles ne connaissaient rien à la France - et le soir, quand tout est rangé, que tout le monde est couché, mon beau-frère et moi allions dormir ailleurs, là où on trouvait place. Cela a duré ainsi longtemps : habiter en famille dans une seule pièce, une chambre d'hôtel... On a fait ensuite, comme cela se devait en ce temps-là, un détour par l'ancien bidonville, les baraquements de Nanterre (...).

Voilà. Au bout du compte, maintenant que toute cette histoire est du passé et qu'on commence à regarder derrière soi (regarder derrière soi je ne fais que cela), est-ce qu'on a vraiment voulu ça ? Voulu que nous passions notre vie entière en France..., sans même que nous nous rendions compte sans nous rendre compte que nous emplissions en réalité la France de nos enfants, alors que nous croyions avoir nos enfants pour nous !

Est-ce que quelqu'un a voulu cela ? Est-ce que quelqu'un a seulement pensé à cela ? Pour ma part, j'avoue qu'à l'époque je n'avais jamais envisagé cela. Jamais. Je ne le pouvais pas... Et personne ne pouvait penser cela. Est-ce que j'ai voulu venir en France et y travailler toute ma vie ? Et, pourtant c'est ce qui s'est fait. Est-ce que j'ai voulu faire venir en France ma femme et mes enfants ? Sincèrement, je ne peux le dire, je ne peux m'avouer cela. De mon temps, cela faisait encore partie des choses interdites, personne n'en parlait ; c'était la honte. Et pourtant, cela s'est fait. Cela s'est fait pour moi et pour de nombreux autres comme moi, voire presque pour tout le monde. Avant, ce n'était encore que quelques rares cas ; des exceptions ceux qui avaient leur famille avec eux en France. (...) On accepte les choses comme elles viennent. Celui qui est ici, en France, avec sa famille venue de là-bas - il y en a maintenant qui, de plus en plus souvent, se marient ici -, ne peut pas ne pas se dire à lui-même et dire à tout le monde que c'est une bonne chose qu'il a faite. (Ne dit-on pas de nous, les émigrés en France, que nous sommes veufs du vivant de nos épouses, que nous sommes orphelins de nos enfants ?) Celui qui n'a pas sa famille avec lui tout simplement parce que le hasard de la vie n'a pas fait en sorte qu'il y ait émigration familiale, celui-là se rattrape en affirmant que c'est volontairement qu'il est seul en France, car il répugne à la facilité à laquelle se laissent aller les hommes de peu d'honneur. On n'entend que cela entre émigrés depuis que l'habitude est prise de faire venir les familles : hier comme aujourd'hui, chacun plaide pour sa cause ; et tout le monde fait semblant d'avoir réellement voulu la situation qui est la sienne, ne lui trouvant alors que des avantages. Ces discussions interminables, je les connais depuis que les familles sont en nombre en France, et depuis la fin de la guerre en Algérie (...). Pourquoi ? Parce qu'on n'a plus, vrai ou faux, le prétexte de la guerre et de tous les risques liés à l'état de guerre. […]

I1 est grand temps de se rendre compte que c'est la faillite

Mais que faire d'autre ?

Abbas - C'est vrai. Moi aussi, je suis impuissant, le plus impuissant de tous. Mais je n'aime pas qu'on ferme les yeux. Je n'aime pas qu'on se fabrique des illusions [des fictionsJ. La vérité est d'abord en nous (ou entre nous), nous nous devons la vérité à nous-mêmes d'abord C.,). Et c'est cette vérité que j'essaie de me dire à moi et aux autres : à moi, d'abord - et là je me la dis en silence - et aux autres, ensuite - si je le pouvais -, mais malheureusement, ce sont des choses impossibles à dire. […]

On me traite de « sauvage ». Je l'entends dire de moi ; on dit, quand on a envie d'être gentil, « c'est un homme de la vérité, il parle vrai, mais on ne peut pas vivre avec lui, personne ne peut le supporter ! » Voilà ce que j'entends dire de moi... C'est vrai. La vérité fait mal et elle doit faire mal. Quand elle ne fait pas mal, elle est suspecte. Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le Coran. Mon père m'a appris cela, il n'a cessé de me le répéter et je me le répète à moi-même constamment... La vérité fait mal, c'est peut-être pour cela que je préfère me la dire à moi-même en silence... Je n'insulte alors personne... et personne ne m'insulte. [...]

Pourquoi lorsqu'il s'agit de dire la vérité, de dire à l'immigré sa vérité, celle que vous pensez, cela devient une insulte, cela revient à l'insulter ?

Abbas - Ce n'est pas d'avoir émigré pour venir travailler qui est une faute. C'est tout ce qui a suivi, c'est la manière dont chacun a vécu tout ce temps en France : c'est ce qu'il a fait de lui-même, d'abord, pendant tout ce temps ; c'est ce qu'il a fait de sa famille, de ses enfants, ensuite. C'est tout cela. Quand on regarde tout cela aujourd'hui, quand on fait le compte de tout cela longtemps après, après coup, maintenant que c'est la fin de notre vie ici en France, parce qu'on approche de la fin totale de la vie, on approche de la mort, alors il est grand temps de se rendre compte que c'est la faillite [el khala] totale. Ce n'est pas gai. En cours de route, il y a eu désordre ; en cours de route, nous avons dévié vers l'Occident [nous avons perdu « l'Orient », l'Occident étant aussi l'exil].

Pourquoi cela ? Vous avez l'air de dire qu'il y a eu comme une « trahison », comme une erreur qui n'est pas seulement une erreur de conduite, mais une erreur sur soi-même et contre soi-même ; comme un reniement de soi.

Abbas - Oui, c'est tout à fait cela. Nous avons tout renié, de nous-mêmes, de nos ancêtres, de nos origines, de notre religion. Nous avons apostasié. […]

Cette mosquée dans l'usine, c'est du pur mensonge

[Cet homme qui a si bien compris sa condition d'immigré et les effets inévitables que l'immigration a produits sur lui et sur les siens, a aussi compris le rôle politique que l'on fait jouer à une religion dominée dans le travail de « domestication des dominés" .]

Abbas - Ce n'est pas la mosquée, ce n'est pas la prière qui fait le musulman. On peut prier, aller tous les jours à la mosquée, quand le coeur de la personne est noir, quand il est souillé, quand toutes ses actions vont de travers, la prière n'y peut rien. C'est aux yeux des gens, c'est de l'hypocrisie (elkhobth), et les hypocrites ont toujours été nombreux en religion. Plus grave..., si ce n'était que cela, ce n'est pas grand-chose, mais c'est que les « hypocrites" sont toujours écoutés. Je me rappelle quand je travaillais encore, on a beaucoup parlé de mosquée dans l'usine, cela a fait beaucoup de bruit. Tout le monde s'y était mis. Chacun avait sa manière d'envisager la chose ; certains pour..., d'autres contre... Pourquoi une mosquée dans l'usine ? Cela n'avait jamais existé auparavant. En réalité, cette mosquée, c'est du pur mensonge. On en avait beaucoup parlé à l'époque. Il nous faut une mosquée. Je ne sais plus ce qui se passe aujourd'hui dans l'usine, je l'ai quittée, mais je sais que tout le monde, à commencer par ceux-là même qui étaient les plus acharnés à réclamer la mosquée, a oublié qu'il y eut une mosql1ée dans l'usine. Cela a duré un feu de paille. Une fois le coup marqué - et on peut dire qu'ils ont marqué le coup -, la mosquée n'avait plus d'importance, on a retrouvé la vérité de tout le coup qui a été ainsi monté et bien monté, et qui était que la mosquée, en elle-même et pour elle-même, n'avait aucune importance : ce n'était pas d'elle qu'il s'agissait en réalité, mais de quelque chose d'autre ; et cela pour tout le monde, tout le monde fut d'accord sur cela, tout le monde a marché dans ce sens. Je connaissais très bien tous ceux qui, à l'époque, fanfaronnaient, « on va vous donner une mosquée ici ; on va leur arracher, qu'ils veuillent ou non, la mosquée ! ". Ils s'imaginaient, peut-être, qu'après cela, ils iraient tout droit au paradis. (...) Leur victoire aurait été qu'on leur refuse la mosquée, la mosquée aurait eu alors du prix, son vrai prix. Au lieu de cela, on la leur a jetée à la face comme quelque chose qui ne compte pas ; elle vaut moins cher que 100 francs d'augmentation par mois, une augmentation pour laquelle il aurait fallu faire grève, manifester, s'agiter avec les syndicats, négocier pendant des semaines et des semaines avant de l'obtenir. Une mosquée vaut moins cher, moins de considération que quelques francs. Mais peuvent-ils comprendre cela ? Ni les uns, les autres. Quand ils disent, « il n'y a pas d'église, mais il y aura une mosquée », ils ne savent pas que la lutte aurait été féroce s'il s'était trouvé quelques fous pour demander une église. Mais, chez eux, on le sait, il ne peut pas y avoir des fous de cette espèce. Et l'église, pour eux, est tellement respectable, qu'ils ne vont pas la souiller en la mettant à l'intérieur de l'usine. […]

Même maintenant, je suis à la retraite, j'ai quitté l'usine, je ne sais plus ce qui se passe là-bas, mais je me demande toujours pourquoi on a accepté d'ouvrir une salle qu'on a appelée mosquée. Pourquoi l'usine a accepté cela, pourquoi la France a accepté cela ? Je ne peux pas apporter la preuve, je ne l'ai pas. Mais, je suis sûr que c'est contre l'islam que l'usine a accepté cela et c'est contre l'islam que la France accepte cela...

Pourquoi ? Parce que la France est chrétienne ?

Abbas - Non, ce n'est pas parce que la France est chrétienne. C'est parce que la France s'en moque. Elle n'a rien à en faire. Ni de l'islam, ni de sa propre religion. (...) « Ils veulent une mosquée, ils l'auront ; donnons-leur une mosquée..., l'essentiel est qu'il nous laissent en paix... » Voilà comment, moi, j'ai compris la chose. C'est plutôt par mépris. (...) Oui, c'était à nous à d'imposer le respect dû à la religion et de faire rentrer dans l'ordre les perturbateurs qui croyaient se rendre populaires en exigeant la mosquée... Il fallait les entendre à l'époque. Ils allaient dire partout qu'ils allaient faire plier les patrons, le gouvernement, la France et tout le monde. Ils présentaient la chose comme un défi, une manière d'embêter la direction ; ou celle-ci cède et ils s'imaginaient alors être victorieux, des héros ; ou elle refuse, ils ont encore gagné car ils ont l'audace d'engager contre elle un conflit comme on n'en a pas vu encore. Si ça vient, tant mieux ; sinon, on aura bien embêté la direction. Dans les deux cas, ils veulent apparaître comme de bons musulmans, des défenseurs de l'islam. Nous ne pouvions pas partir en guerre publiquement contre tout le monde, car c'est contre tout le monde qu'il aurait fallu se battre, contre ceux qui demandent la mosquée au patron, contre tous les ouvriers qui sont musulmans ou se croient tels - on apparaîtrait alors comme des ennemis de la mosquée et de la religion - et, aussi, malheureusement et c'est là que ça fait mal, contre l'entreprise qui, sans doute, n'a pas envie d'entrer en conflit avec une partie du personnel. Pourquoi ? Pour une mosquée ! Elle accepte de le faire quand il s'agit des salaires, des conditions de travail, mais pour une vulgaire mosquée, c'est-à-dire quoi ? Un hangar, 15 m_..., cela ne vaut pas la peine. Et, certainement, elle compte bien prendre sa revanche, elle compte bien se rattraper et faire payer sa largesse, sa tolérance qui ne lui coûte rien par autre chose. Le moment venu, elle se souviendra et elle dira, « vous vouliez une mosquée, je vous l'ai donnée ; une mosquée dans l'usine, cela veut dire au moins 1/4 d'heure pris sur le temps de travaiL.. » Et pour elle, cela concerne tous les ouvriers qui sont de religion musulmane, qu'ils prient ou qu'ils ne prient pas, cela elle s'en moque. « Un quart d'heure, sans réduction de salaire, cela veut dire une augmentation de salaire du même montant..., et cette augmentation de fait, il faut la rattraper avant qu'on envisage toute autre augmentation. » Voilà ce que dira la direction de l'usine et elle aura raison. Autrement dit la facture, ce sont les ouvriers bons musulmans, ceux-là qui continueront comme toujours à faire leur prière chez eux, et aussi tous les autres ouvriers non musulmans, qui la paieront en définitive. [...]

Donc la mosquée, ce n'est pas la mosquée, ce n'est pas pour la mosquée et en tant que mosquée qu'on la demande ; c'est autre chose. Et cela tout le monde le sait : les partisans de la mosquée, les syndicats qui les soutiennent sans les soutenir, tous les ouvriers musulmans, la direction de l'usine.

L'immigré, c'est la « honte deux fois »

Vous m'expliquiez, je crois, ce que c'est qu'être un immigré.

Abbas - C'était pour te dire que l'immigré, c'est la honte. C'est la honte deux fois : la honte d'être ici, car il y a toujours quelqu'un pour te dire et pour te faire dire - te faire dire à toi-même, c'est ainsi que je l'ai ressenti toute ma vie - pourquoi, pour quelles raisons tu es là ; tu n'as pas à être là, tu es de trop ici, ce n'est pas ta place, je ne sais pas si toi tu ressens la chose comme cela ou si c'est seulement de ma faute, si cela tient seulement à moi, comme à la manière d'une folie, un fou que je suis, mais je suis sûr que c'est cela pour tout le monde, plus ou moins selon les personnes, car c'est cela être un immigré et c'est ici, avec l'expérience d'ici qu'on apprend cela. Il faut être passé par là (...).

Quelle est la deuxième honte ?

Abbas - La deuxième honte, c'est là-bas ; c'est d'avoir quitté là-bas, c'est d'être parti de là-bas, c'est d'avoir émigré. Car, qu'on veuille ou non, même quand tout le monde cache cela, se cache cela, quand tout le monde ne veut rien savoir de cela, émigrer reste toujours une faute. On fait tout pour se faire pardonner et pour par_ donner cette" faute" nécessaire, cette " faute" utile, cette" faute" dont on ne veut pas et dont personne ne veut qu'elle soit une" faute ". C'est cela la " honte" de l'émigré et il est, qu'on veuille ou non, la " honte" de lui-même, la " honte" des siens, la " honte" de l'Algérie... Toutes les fois qu'on m'insulte comme immigré, comme Algérien, c'est l'Algérie qui est insultée (...).

Autrement dit, l'image de l'émigré n'est pas, dans le pays d'émigration, meilleure que l'image de l'immigré dans le pays d'immigration.

Abbas - Pas du tout. Et c'est certainement pire. Avant, ce n'était pas comme ça. C'était plus sain. On émigrait pour travailler, pour nos familles, c'était dur pour tout le monde ; on nous plaignait, mais il n'était pas question de nous accuser de quoi que ce soit. Si on nous accusait, c'était uniquement parce que nous avions failli ou quand nous avions failli à nos obligations, quand nous oubliions d'envoyer de l'argent. De part et d'autre, c'était un accord total, c'était le même langage : nos hommes émigraient pour travailler pour nous ; nous émigrons pour travailler pour nos familles ! Mais cela ne pouvait pas durer de la sorte tout le temps. Surtout quand, en majorité, les hommes ont émigré en France avec leur famille ; tout a changé. Ces familles ne pouvaient plus dire, " nos hommes ont émigré pour nous" et nous, les émigrés, nous ne pouvons plus dire, " nous avons émigré pour nos familles ". On arrive maintenant à s'envoyer des insultes : de part et d'autre, c'est chacune des parties qui fait le procès de l'autre ; c'est chacune qui dit à l'autre qu'elle ne vaut rien. Surtout maintenant que se mêlent les affaires d'argent, ce que tout le monde, ici et là-bas, appelle les devises : on vend et on achète maintenant l'argent, nous n'envoyons plus l'argent aux familles comme le faisaient les émigrés pour être des émigrés qui travaillent pour leurs familles. Tout le monde vient en France acheter des devises et tout le monde ici vend des devises, mais tout le monde s'accuse, se déteste à cause de cela. On dit que la population de là-bas qui ne dispose de rien, à laquelle il manque tout, ne mange que grâce à nous, et se nourrit sur notre dos.

A combien est maintenant le change parallèle, le" marché noir" de l'argent ?

Abbas - Quand c'est un parent, un ami, tu veux faire plaisir, c'est de 1 à 6 ; autrement, c'est 7. On dit même que cela va monter à 8. Et pourquoi pas, il n'y a pas de raison que cela s'arrêtera un jour (...). Oui, 6, 7, 8 dinars pour 1 franc de France ! Mais comme là-bas tout est cher, tout est au marché noir, ils nous le rendent bien. Dès que tu arrives là-bas, pour tout ce que tu veux faire, tout ce qu'il te faut acheter, ils disent, " c'est la France qui paie ! " [en français.]

Nous nous regardons les uns les autres, pas plus que cela.

Comment cela se passe-t-il ? vous ne le regrettez pas ? Vos enfants s'en tirent bien, les garçons comme les filles, comment cela se passe entre vous ?

Abbas - (...). Tout d'abord, dans tout ce que j'ai dit jusqu'à maintenant, quand je parle des autres..., apparemment des autres, je parle de moi aussi... Je sais, je sens que cela vous l'avez déjà compris et c'est parce que vous l'avez compris que je peux l'avouer. Et quand je parle de moi, je parle des autres...

Pourtant, il semble que vous reprochez aux autres et souffrez que les autres ne tiennent pas sur eux-mêmes le langage que vous tenez sur eux et, donc, sur vous.

Abbas - Cela n'empêche. Nous ne disons pas du tout les mêmes choses, nous ne nous disons pas à nous-mêmes les mêmes choses, mais cela n'empêche que nous parlons tous des mêmes choses, différemment peut-être, mais au fond cela revient au même : parole de vérité ou parole de mensonge, nous disons la même chose, chacun à sa manière, parce que nous nous trouvons tous dans la même situation. Chacun règle ses comptes comme il peut.

Mais est-ce que vous pouvez parler de vos enfants comme vous parlerez des enfants des autres ?.. Quand, par exemple, on voit toutes les catastrophes qui atteignent tous ces enfants, le chômage..., la drogue..., la violence..., souvent la prison..., on ne peut pas dire la même chose de vos enfants. Ils sont tranquilles..., ils semblent avoir réussi.

Abbas - Oh ! Ce n'est pas si vrai... Plus ou moins. Mais c'est la même chose partout. Dans certains cas c'est vrai, le pire ne s'est pas produit mais il aurait pu arriver. C'est une chose qui nous concerne tous... On peut se demander : qu'est-ce que d'avoir des enfants dans ces conditions, des enfants comme ceux-là ? Nous nous regardons les uns les autres, pas plus que cela ; nous nous rencontrons dans la maison et encore chacun a ses heures. S'ils veulent, on peut rester des mois sans se voir alors qu'on vit sous le même toit.

Et pourquoi c'est ainsi ?

Abbas - Pourquoi ? Parce que mon père m'a élevé autrement que j'ai élevé mes enfants.

Vous auriez aimé les élever comme votre père vous a élevé ?

Abbas - Non, pas nécessairement ; au contraire, parce que je sais que ce n'est pas possible... Et parce que je ne suis pas content de la manière dont mon père m'a élevé. Mais la manière dont j'ai été élevé, c'était parce que mes parents ne pouvaient pas (faire] autrement. Ni eux, ni tous les autres. C'était comme cela, sans plus. Mais, changeant de situation - ici, c'est tout à fait autre chose -, je pouvais espérer, j'étais en droit de penser que cela pouvait se passer autrement.

Et alors, cela ne s'est pas passé autrement ? […]

Abbas - Non, il ne s'agit pas de l'emploi du temps de ceux qui travaillent. Au contraire, c'est parce qu'ils ne travaillent pas que leur emploi du temps n'est pas le même : dormir jusqu'au milieu de l'après-midi, se lever et se préparer un gros petit déjeuner, sortir pour ne rentrer qu'à une heure ou deux heures du matin ; si on a faim, on ouvre le réfrigérateur et on se sert, on va dormir jusqu'au lendemain à midi ou une heure de l'après-midi et on recommence (...). La maison ne réunit pas comme vous dites. Et ce n'est pas seulement les occupations de la journée, le travail qui séparent ou qui rassemblent. C'est qu'en réalité, chacun marche sur sa voie, chacun chemine selon sa route. Et nos routes ne se croisent plus. Et cela en tout. Dans nos manières de travailler, nos manières de voir, nos manières de gagner et de dépenser notre argent, nos manières de manger et de boire (...). Et cela, ce n'est pas seulement par rapport à la religion ; même quand ils ne versent pas dans le péché, ce n'est pas la même chose, la même manière de boire et de manger. A la fin, on devient très éloignés les uns des autres. Nous rassemble une seule chose : je suis leur père, leur mère est leur mère, nous sommes leurs parents, ils sont nos enfants. Est-ce que eux-mêmes disent cela, disent qu'ils sont nos enfants ? C'est moins sûr (...). Nous sommes dans deux mondes différents ; chacun selon son esprit. C'est normal que rien ne passe entre nous... Sauf à quelques rares exceptions, quand il y a une catastrophe. Et cela dans le meilleur des cas : quand pour une chose importante, j'appelle l'un de nous auprès de moi et que je lui demande de bien m'écouter, de prêter attention à ce que je vais lui dire, peut-être alors, ils se souviennent qu'il y a comme quelque chose qui nous unit.

Avec vos enfants, j'ai peine à imaginer que les choses se passent de la manière catastrophique dont vous me le dites.

Abbas - Oui. C'est comme ça. Et cela dans le meilleur des cas ; c'est le cas avec mes enfants. Et pourtant, il n'y a pas de disputes, personne n'élève la voix. Tout se fait avec la plus grande des politesses. Mais c'est ainsi. De temps en temps, et plus avec leur mère qu'avec moi ; de temps en temps, il y a un échange réel. Pour le reste, on vit ensemble ; et c'est tout. […]

C'est comme s'ils voulaient travailler seulement quand ça leur plaît

Alors le premier, quel âge a-t-il et que fait-il ?

Abbas - Oui... Le premier, c'est H... Il a maintenant... Il est né avant l'indépendance [de l'Algérie], il n'a donc pas la nationalité française. Il a donc 31, 32 ans. C'est celui-là que je comprends le moins. Il a tout, on a tout fait pour lui. Il peut travailler. Lui, peut facilement trouver du travail. Mais non. Je ne comprends pas. Aucune raison à cela. Je n'arrive pas à trouver d'explication. Il faut bien que j'admette que c'est par pure paresse, il n'y a que cela..., c'est la seule explication qui reste : il n'aime pas travailler, il ne veut pas travailler, il refuse de travailler... C'est donc qu'il est paresseux. Je ne peux pas le plaindre, je ne peux pas dire qu'il n'a pas trouvé du travail, il n'en a jamais cherché... Au contraire, il a refusé du travail. Je crois qu'ils sont fâchés avec le travail. Il n'est pas le seul, ils sont toute une bande à traîner de cette façon.

Et pourquoi alors, tous ces jeunes ne travaillent pas, alors qu'ils peuvent trouver du travail comme vous dites ?

Abbas - Allez leur demander !... Qu'est-ce que j'en sais ?.. Je m'interroge comme vous et ce ne sont pas eux-mêmes qui vous diront pourquoi ils ne travaillent pas. Ils ne doivent pas le savoir eux-mêmes. Cela m'arrive de poser cette question..., je n'ai jamais obtenu un début de réponse. Le silence ! C'est la seule réponse qu'il y a. On me tourne le dos et on part. Mais quand même, j'entends dire ce qui se dit : les choses qu'ils doivent se dire entre eux, car on les entend quand même parler ; les choses que certains disent à leurs parents, car certains parlent... et parlent violemment - ils ne sont pas tous comme nos enfants qui, je le reconnais, restent polis - ; les choses que nous, nous disons entre nous, car nous ne parlons que de cela, jamais je n'ai rencontré quelqu'un quine se mette tout de suite à se plaindreà moi de ses enfants : c'est la même chose partout, c'est le même mal, nous nous plaignons tous des mêmes choses, nous sommes tous au même point, plus ou moins, selon le degré, atteints par tous ces jeunes... car il y a, bien sûr, des différences entre les cas où il y a eu vol, casse, interventions de la police, emprisonnement, etc., et les cas où les choses restent à la maison, où il n'y a pas eu délinquance, où rien ne se voit, rien ne s'entend, tout semble être pour le mieux ; et, c'est vrai, les premiers, les parents des premiers cas, envient les seconds, les parents des seconds cas.

Et quelles sont donc ces choses ?

Abbas - A les entendre : nous ne voulons pas travailler, nous ne voulons pas de leur travail. Je suppose qu'ils veulent dire les Français, le travail que leur donnent les Français, que leur donne la France... Nous, quand nous cherchions du travail, nous étions bien contents de le trouver, et nous disions « notre travail »..., nous ne disions pas « leur travail ». Maintenant, c'est l'inverse : le travail qu'ils peuvent trouver, et ils en trouvent, ce n'est plus leur travail, c'est le travail des autres, ils travaillent pour les autres. Alors ils disent, ils te disent et ils se disent, ce n'est pas la peine de travailler pour eux, pour les autres. On travaille toujours pour quelqu'un d'autre, pour un patron, il y a toujours un patron pour lequel on travaille. Cela ils ne l'admettent pas. Moi, il me semble qu'ils n'ont pas envie de travailler, ils n'aiment pas le travail, ils préfèrent vivre misérablement, ils sont assurés de ne pas crever de faim, alors ils vont répéter qu'« ils ne travailleront pas pour le compte des Français ! » Il n'y a que là qu'ils se souviennent qu'il y a des Français, qu'ils sont en France ; pour toutes les autres choses, ils sont français et ils le disent, ils disent bien - quand c'est une chose qui leur convient - qu'ils sont en France et qu'ils sont des Français ! Mais pour le travail, non !

Mais comment font-ils ? Même s'ils sont assurés du gîte et du couvert qu'ils trouvent chez leurs parents, ils ont besoin d'un peu d'argent tous les jours pour leurs dépenses. Et ils dépensent beaucoup.. cigarettes, cinéma, café ; ils ont des voitures, il leur faut donc de l'essence, l'entretien des voitures. Ils ne viennent pas quand même demander de l'argent aux parents comme de petits enfants.

Abbas - Ah ! Pour l'argent de poche, ils savent y faire. Ils n'en manquent jamais. Et cela sans avoir jamais à le voler. Ils travaillent le minimum qu'il faut : une année sur deux, quelques jours dans la semaine, quelques heures dans la journée. Juste de quoi être en règle, avoir un bulletin de salaire. Un peu, le travail ; un peu, le chômage. Et le temps passe.

C'est ce qu'on appelle maintenant « les petits boulots ».

Abbas - Peut-être qu'on appelle cela des petits boulots [en français]. Mais normalement, ce ne sont pas des petits emplois comme on peut penser, ils ne sont pas si petits que cela..., ils leur rapportent ou ils devraient leur rapporter de quoi vivre et, surtout, ils « en ont plein la bouche" [littéralement, « ils s'en gonflent » : « je suis professeur ici, je suis professeur là ", par exemple]. Je ne sais pas ce qu'il y a de vrai dans tout cela.

A qui faites-vous allusion ?

Abbas - Ils sont nombreux dans ce cas. L'aîné de mes fils, par exemple. Il a toujours quelques heures de cours dans telle ou telle école. Ce sont des cours de maths ou de physique ; c'est cela qu'il a appris lui-même. Avec lui, il y a aussi le fils de ma sœur, qui est encore plus âgé que mon fils, et qui donne des cours, je ne sais pas ce que c'est exactement, mais lui aussi, dit que c'est tantôt de l'économie, tantôt de la comptabilité. Je pense aussi à un autre jeune, le fils d'un proche parent, qui aurait dû être un ingénieur, il a fait une école d'ingénieurs, mais qui vit lui aussi de cette manière. Là, je ne parle que de ceux qui peuvent trouver un vrai travail qualifié, je ne parle pas de tous les autres qui, eux, ne peuvent rien. Et encore, personne ne peut rien ; on ne peut dire cela de personne, sauf si la personne est handicapée, ce n'est pas le cas ici. Ce qu'il faut dire aussi, il faut leur reconnaître cela, c'est quand nécessaire, quand ils ont besoin de gagner de l'argent, ils acceptent de faire n'importe quoi, ils ont leur filière à eux. Dès que l'un a trouvé une porte qui s'ouvre devant lui, beaucoup d'autres le suivent, ils se repassent l'un l'autre les informations qu'ils ont. Ils travaillent, mais c'est comme s'ils voulaient travailler seulement quand ça leur plaît ; aller au travail tous les jours, aux mêmes heures, pour le même travail, ils disent que c'est ennuyeux, que cela ne les intéresse pas. […]

Il me semble que s'ils voulaient, ils auraient pu trouver un vrai travail depuis. Puisqu'ils sont capables de trouver du travail du jour au lendemain, ils auraient pu rester plus longtemps dans un de ces travaux, qu'il leur plaise ou non. Et depuis qu'ils n'arrêtent pas d'essayer, de changer de travail, et de faire tous les travaux possibles et imaginables, du déménagement, de la peinture, des travaux manuels de toutes sortes, ils finiraient bien par trouver quelque chose qui leur convienne, qui leur plaise ! Rien.

Mais il yen a bien qui n'arrivent pas à trouver du travail,. ce sont bien des chômeurs.

Abbas - Oh ! oui. Il y en a, et malheureusement ils sont très nombreux. Mais ce ne sont pas les mêmes ; ils ne se comparent pas. Je crois que même entre eux, ils ne se fréquentent pas, ils ne s'aiment pas. D'un simple coup d'oeil, on voit la différence, tout ce qui les sépare. Mais au bout du compte, le résultat est le même : les uns ne travaillent pas parce que ce n'est pas de leur goût, les autres ne travaillent pas parce qu'ils ne trouvent pas à travailler ; les uns et les autres s'accordent pour n'avoir de travail qu'occasionnellement, ce qu'on peut trouver ici ou là. Cela dans le meilleur des cas, quand tout le monde s'accorde sur le travail comme le seul moyen honnête de gagner de l'argent, pas de vols, pas de cambriolages, pas de marché noir.

Vous aviez commencé à me parler de l'aîné. Si j'ai bien compris, il a relativement bien réussi à l'école, vous me dites qu'il lui arrive d'enseigner les maths et la physique.

Abbas - Oui, on a tout fait pour qu'il réussisse ses études. Il a mis beaucoup de temps, parce qu'il a fallu qu'il change plusieurs fois de direction ; c'est ce qu'il m'a toujours dit. Moi, je suis incapable de savoir ce que c'est. On a tout fait, on a tout accepté pour lui. Pour finir, il a fait une école dans le nord de la France, à Lille, une école de mécanique. Il est sorti de là avec un diplôme. Il aurait pu faire une carrière d'ingénieur dans l'industrie ; un petit ingénieur, bien sûr, mais il a fait des études pour cela, il a les diplômes qu'il faut. Il n'a jamais cherché ; il me dit toujours que c'est pour bientôt, il attend. Et nous attendons avec lui.

Il n'est pas marié...

Même si nous faisons semblant de ne rien voir

Abbas - Il ne manquerait plus que je le marie... Il ne suffit pas que je le nourrisse, il faut encore nourrir sa femme et bientôt ses enfants. C'est peut-être cela qui lui mettra un peu de plomb dans la cervelle : quand il aura envie de se marier - il en a été question un moment -, il faut bien qu'il trouve à se loger, et pour cela, il faut bien qu'il se mette à travailler sérieusement. Il est grand temps.

[Sa fille aînée, âgée de 35 ans, a quitté la maison depuis dix ans.]

Abbas - Avant lui, il y a en réalité une fille. C'est elle l'aînée de tous mes enfants. Elle a aujourd'hui 34 ou 35 ans. Elle a quitté la maison, il y aura maintenant presque dix ans de cela. Elle n'est pas mariée.

Elle travaille ?

Abbas - Elle travaille, depuis qu'elle a quitté la maison, elle n'a jamais arrêté de travailler... C'est, tout au moins, ce que j'entends dire. C'est ce que me dit sa mère. Moi, je ne sais rien de bien précis sur elle. Il paraît qu'elle gagne même bien sa vie..., puisqu'elle parle d'acheter l'appartement où elle habite maintenant.

Qu'est-ce qu'elle fait comme métier ?

Abbas - Oh ! Elle, c'est une très longue histoire. C'est à propos d'elle qu'ont commencé toutes mes réflexions sur notre vie ici. Comment être ici, vivre ici, sans être comme on est ici, sans vivre comme on vit ici ? Au début, je croyais que c'était possible ; c'était même nécessairement possible. Il fallait que ce soit possible, ce ne pouvait pas être autrement. C'était encore le début, la misère dans la manière de nous loger, une vieille maison qui s'écroulait (...). L'école primaire, cela pouvait aller. C'était à côté, c'était une fillette. A l'école, vraiment, je ne peux dire ce qu'elle a pu faire. Elle allait à l'école, et quand l'école a été finie pour elle, à 16 ans, c'était tant mieux. Elle est rentrée à la maison et elle n'est plus sortie.

Que veut dire… « elle n'est plus sortie » ?

Abbas - Pourquoi sortirait-elle ? Qu'a t-elle à faire dehors ? Sa place est à la maison. Moi, je trouvais cela tout à fait normal. Il n'était pas question qu'il en aille autrement. C'était ainsi et rien de plus que cela. Sa mère, elle-même, n'avait pas à sortir.

Et cela a duré comme ça pendant combien de temps ? Il n :y a pas eu, de sa part, révolte, protestations ?

Abbas - Je ne sais pas... Peut-être qu'elle n'a pas été enchantée de cette situation, mais que faire ? Elle-même ne devait pas savoir que faire.

Elle n'a pas demandé à travailler à l'extérieur ? Pourtant, à l'époque, cela devait se passer dans les années 70, il était plus facile que maintenant de trouver du travail ?

Abbas - Il n'en a jamais été question à l'époque. C'était exclu, ça ne se fait pas..., ça ne se faisait pas encore dans notre entourage.

Vous avez refusé, vous vous êtes opposé à ce qu'elle travaille.

Abbas - Non, même pas. Je n'avais pas à le faire. Ça ne venait à l'idée de personne.

Comment ça s'était passé pour elle durant ce temps ?

Abbas - Elle a vécu à la maison, c'est tout. Bien sûr, avec sa mère, c'était la dispute continuellement.

Et avec vous ?

Abbas - Avec moi, il n'en était pas question. Ni avec elle, ni avec les autres. Je n'ai pas à discuter avec elle de ces choses. Elle sait ce que je pense et on n'a pas à revenir là-dessus. Elle, comme tous les autres d'ailleurs ; aussi bien elle que sa mère.

Dans ces conditions, pourquoi ne l'avez-vous pas mariée ? Il Y a eu certainement des demandes en mariage ?

Abbas - Oui, il y a eu des demandes. Mais elles sont passées toutes par l'intermédiaire de sa mère et comme aucune ne me convenait et aucune ne leur convenait, semble-Hl, alors je ne veux pas les forcer. Après tout, c'est ma fille : elle a droit à vivre à la maison jusqu'à la fin de ses jours... ou de mes jours ; elle a droit à ne manquer de rien, dans la mesure de mes moyens.

A ne manquer de rien, sauf de la liberté de ses mouvements !

Abbas - Je crois qu'elle n'a jamais demandé plus que ce qu'elle a. Même si, comme je l'ai dit, elle ne faisait que bouder. Elle boudait tout et tout le monde, sa mère, les repas, elle-même (...).

Et comment tout cela a-t-il fini ?

Abbas - Cela a fini tout à fait à l'opposé de ce que je voulais à l'époque... et que je veux encore, si le temps ne nous avait pas devancés, si le temps ne nous avait pas vaincus, si le temps ne nous avait pas contraints à nous incliner, à accepter l'inacceptable.

Autrement dit, le temps vous a vaincus mais pas convaincus.

Abbas - Non. Convaincus, jamais ; il faut dire ce qui est vrai. Dieu est plus fort... ! Il y a des moments où il faut se résoudre à admettre ce qu'on ne peut éviter ; on l'a contrarié, on l'a repoussé le plus qu'on pouvait. Mais la réalité est là : nous ne pouvons pas vivre seuls dans ce monde ; nous sommes en France : que cela nous plaise ou non, la France est là, nous sommes dans son ventre et c'est normal qu'elle finisse par être dans notre ventre, par rentrer dans notre ventre même si elle n'est pas rentrée dans nos cœurs. Pour moi, elle n'est jamais rentrée et elle ne rentrera jamais dans mon cœur, et cela je ne le cache pas, je n'arrête pas de le dire et, surtout, je le vis quotidiennement. Je sais que je vais mourir ici, j'en ai vu beaucoup mourir, de mon âge, plus âgés que moi, qui sont arrivés ici comme moi pour combien de temps ? Personne ne pouvait le dire, mais personne ne pouvait penser que c'était pour toute la vie, que sa vie entière allait se passer ici. Ce sera la même chose pour chacun d'entre nous, et pour moi aussi. Cela finira par arriver, mais jamais je ne peux considérer ce pays comme mon pays. Alors, c'est pour cette raison, qu'il ne sert plus à rien de résister. (...) Au fond de moi, je n'ai pas changé, je n'ai renoncé à rien. Alors je n'ai pas à aider ou à ne pas aider. Je garde tout pour moi, maintenant. Maintenant que je sais que personne ne peut m'approuver, même chez moi, alors je me tais. Que chacun fasse comme les choses se font ici.

Cela veut dire vous vous contentez de ne plus empêcher ce que, de toute façon, vous ne pouvez plus empêcher. Mais dans le cas de votre fille, comment cela s'est passé.

Abbas - Moi-même, je n'en sais rien... Il y a toute une série de petites causes. Jusqu'à ce que la chose se produise sans qu'on sache comment. C'est vrai. Même si nous faisons semblant de ne rien dire et pour cela de ne rien voir, la chose est évidente : cette fille était malheureuse. Nous convenons qu'elle ne manque de rien, qu'elle est à la maison, qu'elle est entretenue, qu'elle est chez ses parents donc chez elle tout à fait normalement. Il n'y a rien à redire à cela..., et elle semble ne rien dire contre cela, il semble qu'elle ne dise rien, Mais, en réalité, nous faisons semblant de ne rien voir, il y a toute une série de signes qui trahissent le désaccord, la protestation contre cette situation, tout au moins avec moi, parce que avec sa mère les explications ont été plutôt violentes.

Puisque vous le saviez, comment avez-vous réagi ?

Abbas - Oh. Nous avons l'habitude de ces choses. Pour moi, ce sont deux femmes à la maison, même si l'une est la mère et l'autre est la fille, il ne peut pas ne pas y avoir d'histoires entre elles ; voilà ce que je me disais. Et je n'écoutais pas ou à peine ce que sa mère me disait, je répondais chaque fois, " c'est votre affaire, c'est ta fille, arrangez-vous entre vous, ce n'est pas moi qui vais me mêler de vos affaires ". Donc, c'est comme si rien ne se passait.

Est-ce qu'il y avait d'autres signes révélateurs du malaise de votre fille, que vous aviez négligés à l'époque, que vous aviez préféré, comme vous dites, ne pas voir ?

Abbas - Oh ! Pas tellement. Il y a peut-être l'isolement, le silence dans lequel se réfugiait cette fille. Mais après tout, c'est normal. Elle n'a rien à dire, en tout cas rien à nous dire, aujourd'hui comme hier. Même maintenant, quand il lui arrive de venir passer quelques jours à la maison, elle ne dit rien... et elle n'a rien à dire. Nous n'allons pas nous raconter des histoires. Mais ce qui donne à réfléchir, c'est quand il faut affronter, dans ce type de situation, les bureaux. C'est là que je me suis rendu compte qu'il y a beaucoup de choses de chez nous qui sont incompréhensibles pour les autres, qui n'ont pas de place ici. Beaucoup de choses que nous considérons comme normales comme, par exemple, le fait que ma fille habite chez moi, ne sont pas admises ici. Ma fille avait été longuement malade, à plusieurs reprises, on ne sait pas pourquoi, mais chaque fois il a fallu l'envoyer en maison de repos. Et à chaque hospitalisation, c'est la même histoire : elle n'a pas de Sécurité sociale et ma Sécurité sociale ne peut pas la couvrir. On ne comprend pas pourquoi elle n'a pas de Sécurité sociale, pourquoi au moins elle n'est pas inscrite au chômage. On ne comprenait pas pourquoi je disais qu'elle ne demande pas à travailler. Et chaque fois, il fallait faire une demande de secours, d'aide. Il a fallu même que je lui prenne une assurance volontaire.

De quoi était-elle malade ?

Abbas - On ne sait pas trop. Ce sont les nerfs, comme on dit. C'est ce qu'on me dit, chaque fois. Il faut qu'elle change d'atmosphère.

Et alors, comment cela a fini ? Qu 'est-elle devenue aujourd'hui ?

Abbas - Petit à petit. Elle s'est prise d'amitié avec une assistante sociale de la maison de repos où elle était. Elle partait en vacances passer quelques jours chez elle ; cela est arrivé plusieurs fois. Un jour, elle a dit à sa mère qu'elle resterait plus longtemps, qu'elle ne reviendrait pas de suite, car elle allait chercher du travail. Sa mère a été effondrée, mais elle ne pouvait pas croire à cela, croire qu'elle allait réussir : une fille qui n'a jamais travaillé, qui ne sait rien faire, et à un moment où il est difficile pour tout le monde, pour d'autres qu'elle, de trouver du travail, même quand on en a l'habitude. On ne pouvait pas croire. Elle a réussi. Elle a trouvé du travail et, paraît-il, elle n'a jamais manqué de travail. Maintenant, elle est l'égale de tout le monde, l'égale de ses autres frères et sœurs et, peut-être même, supérieure à ses frères, notamment ceux qui sont toujours là, qui vont et viennent et qui ne travaillent pas. Plutôt, elle est mon égale : c'est un « homme" comme moi, elle vaut autant que je vaux. Elle est sortie, elle gagne sa vie, elle s'assume... Je n'aurais jamais voulu cela ni pour elle, ni pour moi, ni pour le nom que je porte, quoique ce nom en a vu bien d'autres de la part de tous ceux qui le portent, nous sommes nombreux à le partager. Mais, c'est ainsi ; vaut mieux encore cela que le pire.

La faute est à l'émigration

Après coup, aujourd'hui au point où nous en sommes, puisque le résultat final est celui-là, ne regrettez-vous pas votre comportement passé, surtout à l'égard de votre fille, vous lui avez fait perdre son temps et, plus que cela, elle a souffert..., gratuitement, c'est ce qui apparaît aujourd'hui.

Abbas - Non. Je n'ai rien à regretter. Et où je regrette quelque chose, c'est la situation actuelle. Je regrette qu'elle m'ait donné tort. Je n'ai pas tort pas plus qu'elle [sa fille] n'a elle-même tort. Je ne sais pas si vous connaissez l'anecdote qu'on raconte..., nous sommes dans la même situation.

Quelle anecdote ?

Abbas - Cela se passait autrefois, quand les hivers étaient froids et que le seul moyen de locomotion était la marche à pied. On raconte qu'un voyageur fut surpris par la neige qui tombait en abondance. Arrivé au village le plus proche, il demanda refuge à la première maison qui s'ouvrit devant lui, on lui accorda l'hospitalité. Mais la neige continuait de tomber de plus belle, interdisant toute tentative de déplacement. Un jour, deux jours, bientôt on était à une semaine, et toujours aucune issue. Les maîtres de maison commençaient à trouver trop pesante la présence de cet étranger. Il faut dire qu'à l'époque, tout le monde était pauvre, surtout en hiver et sans doute n'avaient-ils pas de quoi le nourrir. Le malheureux voyageur avait compris cela. Un jour, en sa présence, éclata une dispute entre l'époux et son épouse. Il n'était pas dupe. Il savait que ce n'était là qu'un prétexte. Bien embarrassé, il regarda du côté de la porte bloquée par la neige et il eut, à l'adresse de ses hôtes, cette phrase restée célèbre : " je sais, ce n'est ni de ma faute, ni de votre faute, c'est la faute du ciel [du mauvais temps] qui m'a amené ici et qui me retient encore ! " C'est la même chose, ce n'est ni de ma faute, une faute que je pourrais regretter, ni de sa faute à elle, une faute que je pourrais lui reprocher. La faute est à l'immigration [en français] comme on dit ! C'est pour cela qu'il n'est pas du tout question, pour moi, de sévir contre l'un ou l'autre, il ne peut être question de rompre, de fermer ma porte, de dire, comme l'ont fait certains, « je te renie, tu n'es plus mon fils ou ma fille, tu ne mettras jamais plus les pieds à la maison ! » Non, c'est une chose inacceptable.

1990


Abdelmalek Sayad, "La malédiction", in Pierre Bourdieu (dir.) La misère du monde, Seuil, 1993