Pour cerner les besoins des Chibanis, Moncef Labidi a demandé à des enquêteurs arabophones d'aller à leur rencontre. Ces hommes et ces femmes ont dit leur histoire, les espoirs déçus, les détresses, la solidarité qui fout le camp, la nostalgie… En creux se sont dessinés leurs attentes. Ce document est exceptionnel parce qu'il fait exister une population que la société française a oublié. Avec l'accord de l'association Ayyem Zamen, L'Interdit [a] publi[é] des extraits de ces témoignages.
« Perdus, franchement perdus »
« À la suite de la fermeture de Renault de l'Île Seguin, beaucoup de gens sont restés sur la touche. Ces gens-là, parmi eux, il y a des gens d'un certain âge. Beaucoup sont restés dans le chômage jusqu'à la retraite. Ils sont en difficulté. Ils sont dans les foyers. Perdus, franchement perdus. Ils tournent autour de la place Nationale, nous, on appelle la place Nationale, en fait, c'est la place Jules Guesde à Boulogne. Ils rentrent dans le café, sortent du café, vont dans leur chambre. Il y a tout qui leur tombe sur la tête. Ça c'est très difficile. Parmi ces immigrés, il y en a ceux qui ne peuvent plus retourner chez eux. Il y a des gens qui demandent : "mais pourquoi ils ne rentrent pas chez eux ?" Ces personnes, en fait, n'ont pas préparé leur retour. Ils ne pensaient pas retourner un jour. La plupart de ces gens ont vécu comme des célibataires. Ils ont leur famille et pourtant ils sont étrangers. Parce que l'immigré a une autre mentalité. Il a toujours vécu tout seul. Quand il arrive chez lui, les enfants ont grandi. La femme a vécu seule et ne voit son mari qu'une fois tous les deux ou trois ans. Le courant ne passe pas. C'est difficile à accepter tout ça. Il se sent rejeté. Il est rejeté par sa propre famille. Alors qu'est-ce qu'il fait ? Il retourne en France. Il retourne dans le foyer, il reste dans le foyer.
Le travail, c'était une famille. C'est une autre famille. Il suffit d'aller à la place Jules Guesde… Il y a de nombreux migrants qui tournent en rond. Ils se sont retrouvés dehors du jour au lendemain. Ils sont dans le chômage ou le RMI. Ils sont dégoûtés et déçus. Parmi ces copains, il y a ceux qui ont divorcé, ceux qui ont dormi dehors, par terre. Ceux qui se sont retrouvés dehors vivent très mal leur situation. Ils en veulent à tout le monde. Parce qu'ils se sont sentis trahis. Il y a des gens qui vivent dans la misère, ceux qui se sont suicidés. Ce ne sont pas seulement des immigrés. Ils sont dans la misère totale. Ceux qui sont repartis vivent une situation atroce. Parce que là-bas, ils ne peuvent pas vivre normalement. Ils ne peuvent plus revenir en France. »
« Ma vie en France m'a plus pris qu'elle m'en a donné »
« Ce n'est plus la même époque, je me rappelle quand je suis arrivé en France, il n'y avait pas beaucoup de jeunes immigrés, comme maintenant. Moi, je n'ai trouvé que des vieux, enfin ils sont vieux maintenant. Beaucoup sont repartis au pays après l'indépendance de l'Algérie, certains ont même rendu leurs cartes de résidence. Ils ont regretté. L'Algérie qu'ils ont retrouvée n'était pas celle qu'ils avaient laissée. Ils ont commencé à revenir. Mais la France n'est plus la même. À cette époque-là, il y avait du travail, de l'argent, les gens étaient mieux, souriants, solidaires. Maintenant tout cela a disparu. Avant, je me rappelle, quand tu rentres dans un café, tout le monde t'invitait. Pendant l'Aïd (fête du mouton) à Barbès, la plupart des Algériens tuaient le mouton et invitaient tout le monde à manger gratuitement. Ça n'existe plus maintenant. C'est chacun pour soi.
Heureusement que je n'ai pas trop fait "le con" dans ma vie. J'ai réussi à faire construire une maison dans le pays. J'ai aidé mes frères et toute la famille. J'ai ma retraite. Tout va bien aujourd'hui. Ce n'est pas le cas de tout le monde. Il y en a beaucoup qui ont lâché, car ils n'arrivent plus à faire face. Une fois réglé le loyer, on est obligé de se serrer la ceinture, de se sous-alimenter. On tient avec une boîte de fromage pour pouvoir envoyer un peu d'argent aux enfants.
Que veux-tu qu'ils y fassent : s'ils restent ici, il n'y a pas d'argent, s'ils rentrent au pays, c'est encore pire. D'ailleurs, il y en a beaucoup qui ont abandonné leur famille et qui sont tombés dans l'alcool ou le jeu. Qu'est-ce que tu veux, c'est la vie, comme on dit. Tout ça me pèse sur le cœur et c'est pour ça que je reste la plupart du temps dans la chambre d'hôtel. Je passe tout mon temps dans la chambre. Je regarde la télévision, je suis les informations, quand je sors, c'est pour faire les courses. 19 heures au plus tard, je retourne dans la chambre. Où veux-tu que j'aille ? Les gens sont tristes. Celui à qui tu veux raconter un problème, il en a dix à te raconter. Personne ne peut plus rien faire pour l'autre. C'est chacun pour soi. Personne n'est vraiment heureux, ni ceux d'ici, ni ceux du pays. Il ne faut pas croire, les gens qui sont ici avec leur famille, ils ont aussi des problèmes. Je me demande parfois où l'on va ? Va savoir.
Qu'est-ce que tu veux ? C'est la vie.
(…) Malgré tout ce que j'ai enduré, parce que j'ai vraiment beaucoup souffert, plus que certains et moins que d'autres, mais je n'en veux à personne, même si ma vie en France m'a plus pris qu'elle m'en a donné. »
« Le plus dur, c'est dans le métro. Quand je m'assois à côté de quelqu'un et qu'il se lève tout de suite… »
« J'ai 58 ans. Cela fait 35 ans que je suis ici. J'ai toujours travaillé dans le bâtiment. J'ai plusieurs fois changé de chantier. Je les trouvais par moi-même. Actuellement, je n'arrive plus à trouver du travail. L'immobilier est, en ce moment, stagnant. Avant il y avait du travail, pour tout le monde, mais maintenant c'est plus difficile ; ils nous détestent. On n'arrive plus à trouver du travail. Les Arabes maintenant ne travaillent plus. J'ai les yeux bleus. Et on pourrait me prendre pour un Français, mais mes cheveux sont arabes, mon sang est arabe, et la couleur de ma peau est arabe. Ma langue est arabe. J'ai été pour demander du travail en intérim. Dès que j'ai dit que j'étais Algérien, ils m'ont dit qu'il n'y a pas de travail pour moi.
Quand je travaillais, je n'avais aucun problème, bien sûr j'entendais souvent des choses sur le fait que j'étais Arabe. Ils disent des choses, mais moi je fais comme si je n'entendais pas. Mais le plus dur, c'est dans le métro. Quand je m'assois à côté de quelqu'un et qu'il se lève tout de suite… Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu'il ne m'aime pas, c'est tout. Même quand je m'ennuie, je ne sors pas de ma chambre. J'y reste souvent. Où est-ce que tu veux que j'aille. »
« Au lieu de m'appeler papa elle m'a appelé par mon prénom »
« Je suis rentré chez Renault et j'y suis resté pendant 32 ans. Ma fille est née au Maroc en 1967. En 1970 je suis rentré au Maroc et au lieu de m'appeler papa elle m'a appelé par mon prénom, Lahcen, alors qu'elle disait papa à son oncle. Le 10 mars 1971 la famille débarque en France. En 1972 j'ai eu mon deuxième enfant. La mairie m'a donné un logement plus grand. En 1974, j'ai eu ma fille et en 1976, j'ai eu mon dernier enfant. Le problème du logement se pose encore une fois, car il fallait trouver un appartement plus grand pour que les filles aient leurs chambres et les garçons aussi. Mes enfants sont la chose la plus importante de ma vie. Et je pense que j'ai bien joué mon rôle de père. Je ne nierai pas le rôle de ma femme qui m'a beaucoup aidé. J'ai commencé à faire construire une maison au Maroc en 1980 et je l'ai terminée en 1993. Cela a pris du temps, car je ne voulais pas avoir de crédit. J'aurais préféré en avoir une ici. Je suis en préretraite depuis un an. Nous avons lutté des années pour avoir ce droit. Il ne me reste qu'un an pour avoir la retraite complète. Je passe mon temps libre à aider ma femme, faire des courses, faire des voyages avec elle et nous allons bientôt en pèlerinage à la Mecque. J'ai bien fait de prendre une préretraite en étant en bonne santé. Je profiterai alors de la vie. Et ma vie, c'est ici près de mes enfants. »
« J'ai toujours dit que je rentrerai un jour en Algérie »
« Je suis venu en France en 1962, j'avais vingt-sept ans. J'ai commencé à travailler dans le bâtiment. En 1965, aidé par des amis, j'ai commencé à travailler aux chemins du fer. Quand j'ai arrêté de travailler, je suis devenu très fragile, je suis tombé malade souvent. Je me suis marié au bled en 1965 et j'ai laissé la femme au pays. Elle est morte sans me donner d'enfant. Je me suis remarié en 1973. J'ai eu 6 enfants. Ils sont au bled, et je n'ai jamais pensé à les faire venir car je me suis toujours dit que « lbarrani aagoubtou lbladou » (l'étranger retourne toujours à son pays). J'aurai bientôt 64 ans. J'ai vieilli et j'aimerais bien faire venir ma femme et ma jeune fille pour vivre avec moi car j'ai besoin d'elles. Moi, je suis obligé de rester en France à cause de ma maladie. Ici tout est pris en charge par la sécurité sociale. Maintenant, je suis seul et malade et j'ai besoin d'une bonne compagnie. En 1998, j'ai préparé un dossier pour demander le regroupement familial et j'ai demandé seulement pour ma femme et la plus jeune de mes enfants, mais ils ont rejeté ma demande. Ils me demandent de trouver un bon logement. Mais vous pensez que c'est facile ? Si je gagne 3500 francs par mois, entre l'électricité, le téléphone et les courses, il ne reste plus rien.
Heureusement que j'ai une maison en Algérie où la famille loge, sinon c'est un autre problème qui s'ajouterait. Quand je n'ai rien à faire, je vais à la mosquée, seul ou avec des amis. Entre amis, nous échangeons les visites et les invitations pour les repas. Je ne peux pas partir longtemps en Algérie. Une fois je suis parti au bled en 1996, ils m'ont enlevé trois mois de ma paie. Heureusement pour moi que je suis pris en charge par la sécurité sociale, sinon je serai dans la difficulté. Maintenant que je suis vieux, j'aimerais bien faire venir ma femme et ma fille. Mais personne ne veut m'aider et ils ne cessent de me faire des complications. (…) Je n'ai jamais pensé que je passe ma retraite en France. J'ai toujours dit que je rentrerai un jour en Algérie. Quand j'étais jeune, je dépensais beaucoup et je n'ai jamais pensé faire des économies. Je ne voulais pas acheter une maison en France alors que je pouvais mais je l'ai achetée au bled.
Quand j'ai quitté mon pays, mon idée, c'était de venir en France pour gagner de l'argent et revenir au bled. Pourtant, tout a changé. Mes enfants aimeraient bien que je retourne vivre avec eux au bled mais "Allah ghalab", (je n'y peux rien). Si je rentre au pays, qui va leur fournir ce dont ils ont besoin ? »
« Je ne peux pas rester ici indéfiniment »
« Je ne peux pas rester ici indéfiniment. Mes enfants et ma maison sont là-bas. Je n'ai pas d'autres projets. Je n'ai que ma maison. Bien sûr, ce sera difficile de vivre là-bas, je n'ai plus l'habitude. Tu sais avec les amis, la famille, il y a toujours des commérages et je ne supporte plus ça. Ici, je suis tranquille, je fais ma prière et tout. Notre pays est bien mais ce sont les gens qui ne le sont pas. Les gens ne te reconnaissent plus ! Je crois qu'il y a un peu de jalousie. Moi, j'accueille tout le monde. Mais ce qui est difficile, c'est que je dois supporter tout cela tout le temps. Je dois être patiente. Je dois supporter, parce que je ne suis plus jeune et je n'ai plus la même force qu'avant. Et en plus, je dois rester avec ma famille. Je dois prendre avec moi mes médicaments et c'est tout. Je ne vais plus venir ici chaque fois pour me soigner, je n'aurai plus la force de venir pour avoir les médicaments. (…)
Les Marocains, ils ont beaucoup changé. Surtout en exil. Ils ne sont pas solidaires entre eux. Je parle des gens de mon âge. À part mes neveux et quelques copines, je ne connais personne d'autre. Quand je m'ennuie, je prie, je ne peux pas regarder la télévision marocaine, parce qu'ici, la parabole est interdite. J'ai pris quelques cours de français à la mairie du 11ème. Mais depuis que j'ai changé de logement, je n'ai pas trouvé de cours pour les débutantes comme moi. Je ne sais pas écrire, mais j'ai appris un peu à lire les lettres dactylographiées en utilisant mes lunettes. Au Maroc, j'ai appris à parler le français. Pour prendre le bus ou le métro, je n'ai jamais eu de difficulté à me faire comprendre.
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Oui, des témoignages touchants et tristes à la foi.Oui ils ont raison, les mentalités ont changé, l'esprit de solidarité n'est plus le même. Je peux le confirmer, depuis 1974, en tant que militant associatif, au service des travailleurs immigrés, moi aussi j'ai constaté ce changement d'attitude. C'est dommage. Il est vrai que pour certains les différents problèmes qu'ils affrontent les rendent plus distants, plus personnels. La société de consommation à bien changé des choses ! ! ! Il est important que nous puissions venir en aide à nos chibanis d'ici, certains hésitent à repartir pour différentes raisons. L'isolement est néfaste pour nos anciens. Ici ou là des initiatives personnelles ou par associations font des actions plus ou moins ponctuelles. Ce qu'il faudrait c'est une réflexion, sur le plan national ( Associations citoyennes,organismes sociaux,municipalités etc..) pour trouver des solutions viables à long termes pour aider nos anciens soit pour un retour au pays en apportant l'aide nécessaire, et surtout pour leur garantir une retraite décente et la sécurité sociale, soit de rester définitivement en France pour ceux qui le souhaitent. Et que dire des familles installées en France, qui ont eu des enfants nés ou grandis ici, quelles projets ont-ils , rester ou repartir ? Je crois que cela serait le sujet d'un colloque national et d'une étude très approfondie et les partenaires seraient nombreux à pouvoir prendre part à ce sujet.
En ce qui me concerne personnellement, je suis arrivé en France en 1966, je venais d'avoir 22 ans. Aujourd'hui j'en ai 60. J'ai eu trois enfants, ils sont tous majeurs, ils ont leurs situations, l'un d'eux s'est expatrié en Irlande... Mon choix est fait, je reste ici. Mais le Maroc restera toujours mon pays de naissance, je ne l'oublie pas. Et comment pourrais-je oublier, j'y ai encore de la famille et des proches. Il n'est pas question de couper les relations entre nous ici et ceux de la bas... La solidarité entre les deux rives doit continuer à travers les générations. Il sera du devoir des générations issues de l'immigration de mieux connaître l'histoire de l'immigration, les expériences de leurs parents, les efforts fait pour donner à leurs enfant un bonne éducation et une bonne instruction. Il est aussi nécessaire qu'ils puissent connaître leurs pays d'origine, l'Histoire et la Civilisation, le patrimoine culturel social et famillial, riche et varié des pays du Maghreb. Oui ils doivent mieux connaitre leurs racines.
Mohamed EL BAKI Retraité S.N.C.F. Militant politique,syndicaliste et associatif.
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Je suis très touchée par ces nombreux témoignages, que faire ? ? Il me semble que "le temps a passé pour rien", les années ont défilé et les rêves se sont envolés... il ne reste que nostalgie et désespoir. Je suis en colère, j'ai la rage : Qui les a fait venir ? qui leur a dit qu'ici il y avait du travail ? Lorsqu'on a fait appel à la main-d'oeuvre en masse n'a-t-on pas pensé à ce qui se passerait dans 10,20,30 ans, non bien évidemment. D'ailleurs depuis, les problèmes se sont accumulés et ils ne font qu'empirer, phénomène du choc des cultures, des cités dortoirs et des immigrés en vrac qu'on ne prend plus le temps de comprendre mais d'insulter. Ce n'est pas par plaisir qu'ils sont venus tous ces immigrés, demandez-leur ils vous raconteront leur parcours parsemé de difficultés, au moins ça demandez-leur.
Mejda
samedi 10 juin 2006
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