Abdallah Badis

Comédien - Metteur en scène - Cinéaste

jeudi 5 juin 2008

Des personnages

Les repérages dans les vallées ouvrières m’ont fait rencontrer des personnages potentiels. Un lien s’est noué avec eux et je sais que je peux compter sur leur présence dans le film. Néanmoins le film restera ouvert à l’imprévu et aux autres rencontres qu’offrira le présent du tournage.


M’Hamed dit « Momo » est né en 1963. Quand son père adoptif, ouvrier aux chemins de fer de l’usine est venu en Algérie pour chercher sa femme et son fils Momo en 1970, le fils ne se souvenait pas avoir jamais vu le visage de cet autre père. Aujourd’hui Momo, habite une banlieue cité de l’agglomération messine. Il vit de mille et un petits boulots et s’occupe aussi de groupes de jeunes dans les quartiers. Fan de mécanique, il chine et vend dans toutes les foires et vides greniers. On le connaît dans toute la région pour les dépannages et coups de main qu’il a pu donner.
Rencontré dès les premiers repérages, j’ai trouvé en lui comme un alter ego, celui que j’aurais pu être si je n’avais quitté les vallées ouvrières, si je n’avais eu la « chance » d’échapper au destin tout tracé des fils d’Arabes. Pour Momo, cette rencontre est également bienvenue, ses préoccupations dans le moment se trouvent être proches des miennes: une histoire de père, de vieux père. Tous deux, nous sommes de la « première génération et demie ». Je découvre en lui un « frère » de traversée. Les vieux Arabes que nous avons rencontrés ensemble tantôt ont connu mon père, tantôt le sien et si Momo s’est tout de suite reconnu dans cette histoire, c’est qu’elle lui permet, lui aussi de faire sa quête.
« j’étais allé en Algérie en 1990 à la mort de mon vrai père, c’était la première fois que j’y retournais. J’ai débarqué à Oran et puis on est allé jusqu’à mon bled, Tiaret à deux cents Kilomètres plus au sud. Quand le taxi nous a déposés, je croyais être arrivé, mais il restait presque une heure à pied dans la caillasse. On nous attendait. C’était triste mais pas plus que ça. Une « chibaniya » m’a pris contre elle et elle m’a caressé longtemps la tête. On m’a dit que c’était ma grand-mère. J’ai demandé « et ma mère, elle est où ? » on m’a dit que c’était cette femme que je venais de voir courir derrière un bouc échappé. Elle l’avait rattrapé et renversé sur le sol. C’était ma mère, ma vraie mère, cette femme-là ! Tu sais, je ne comprenais pas pourquoi j’avais été adopté. On m’a dit « va parler à ton père », j’y suis allé… au cimetière, sur sa tombe et tu me croiras pas mais je te jure, il m’a répondu.
En Algérie, on ne dit pas adoption, on dit le « don », ça change tout. J’étais un don fait à des proches, ma tante paternelle et son mari « Moustache » qui ne pouvaient pas avoir d’enfants. J’ai 43 ans et j’ai l’impression que je ne sais rien. Maintenant c’est lui…Moustache, mon autre père, qui va disparaître … Il veut être enterré au bled. Comment on fait dans ces cas-là? Comment ça s’organise? Qui organise? Il va falloir que je l’accompagne jusque là-bas. Je ne sais pas si je le pourrai… et pourtant il le faut … et ma mère et mon fiston, qui va s’en occuper ici ? »

Mohamed. « L’enfant devenu boxeur » a la soixantaine. Belle voix grave. Boxeur, champion de Lorraine puis de France amateur, professionnel en 1969, il est arrivé en France en 1957 à l’âge de treize ans. Il y rejoignait son père. Il y eut une rafle sur le chantier où travaillait celui-ci, c’était la guerre d’Algérie. Le jeune Mohamed fut accueilli par des amis de son père qui lui trouvèrent où habiter et un boulot. Il fut très vite embauché au casse fonte manuel de l’usine. Il tient aujourd’hui un café restaurant. Mohamed boxait dans la catégorie Poids Lourds. Il a un visage léonin et une belle parole de père.
« … tu sais, je suis arrivé en France à 17 ans, je devais retrouver mon père à la sortie de l’usine mais il venait d’être raflé; on était en 60, c’était la guerre. Celui qui m’a recueilli chez lui, c’était un gars qui s’appelait Hammiche, un champion de boxe. Il tenait la salle de Joeuf. C’est lui qui m’a appris le combat. Il a été comme un père pour moi…
J’ai travaillé dans les hauts-fourneaux que tu vois là. Maintenant, c’est de la ferraille, ça tourne plus ici. Quand c’était jour de paie, les routes d’accès à la vallée étaient bloquées. Nous, on le savait, on ne s’approchait pas, on était des Algériens... Il y avait des dizaines de fourgons de police. L’argent arrivait en liquide. Des camionnettes à la queue leu leu, pleines. On attendait que ça se calme et, parfois le lendemain seulement, on venait prendre notre enveloppe. Le plus souvent, c’est le chef d’équipe qui nous l’amenait sur le chantier »

Tahar « le vieil oublié » est âgé de 73 ans. Il a travaillé au « train-parc » à l’entretien du réseau ferré de l’usine. Il vit au foyer Sonacotra. Il aurait une famille et des enfants en Algérie qu’il n’a pas revus depuis des décennies.
« Les lits dans les wagons du train parc, c’était pratique… On dort sur le lieu de travail, on mange sur place dans la cantine ambulante. Quand il n’y avait plus de travail, on s’arrangeait avec les copains pour rester dormir. Souvent on faisait le roulement dans le même lit. Tout le monde le savait, les chefs aussi… Et le patron, ça ne pouvait que l’arranger ; quand il y avait à nouveau du travail, on était sur place alors personne ne disait rien. Dans l’année, il y avait parfois quatre mois, cinq mois sans rien gagner ! Et pas de chômage, c’était comme l’intérim mais sans les allocations. Y’a du boulot, tu travailles, et quand y’a pas de boulot, heureusement y’a les cousins. »


N’Chibi « L’ouvrier musicien », 59 ans, de nationalité marocaine est arrivé en 1967. Jeune, il jouait au foot comme gardien dans différentes équipes par service de l’usine où il travaillait au concassage. Il a pris sa retraite il y a peu et depuis une fois par semaine, il va en dialyse. Ablation d’un rein. « je ne suis pas le seul, d’autres c’est les poumons ou alors c’est invisible, ils dépérissent tout d’un coup. On ne sait pas de quoi on est malade ». Chanteur, il a monté un orchestre de mariages et fêtes qui a tourné dans toute la région. N’Chibi parle de ses rêves de footballeur, Il évoque son amitié avec Mohamed le boxeur, tous deux se sont connus jeunes et ont habité les mêmes foyers, c’était du temps avant que lui-même se marie.
« Quand une chanteuse se produisait avec son groupe dans un des cafés arabes, des voitures venaient de toute la vallée, chargées d’ouvriers algériens. C’était plein à craquer, une fête. Je me souviens de quelqu’un d’Hagondange, de là où tu as grandi, ton père devait le connaître. C’était un bel homme toujours propre, on disait le zazou. Il était encore jeune et il avait une 404 presque neuve. Il était timide mais il savait résister aux filles, il n’allait pas avec elles, un homme sérieux… Comment s’appelait-il ? Il est mort à l’usine, meskine ! (Le pauvre). Au bled on a enterré une barre de fer; il était fondu dedans."

Hamama est née en Algérie et entrée en classe maternelle en France en 1967.
« Mon père m’a dit qu’il y avait une baraque ici, une sorte de grange en tôle. Les ouvriers y dormaient en roulement. Un jour, elle a brûlé. Et puis, il y avait des chambres au dessus des cafés. Des cafés, il y en avait plein l’avenue. Mais mon père ne veut pas tout me raconter. Il y a une sorte de pudeur ; la conversation est limitée surtout quand il est question de ça. Il n'ose pas me dire qu'il vivait pratiquement là, dans les cafés. Mais moi je me souviens qu'il rentrait au petit matin. J'ai vu une fois mon père ivre quand j’étais gamine. J’ai demandé à ma mère qui lui enlevait ses chaussures, pourquoi il était dans cet état. Je me souviens encore de la honte qui apparaissait sur le visage de mon père. Ma mère ne m'a pas dit qu'il était ivre. Elle riait. Et moi, je ne le reconnaissais pas. Aujourd’hui, il vieillit… Je ne l’ai pas connu. »

Rabah , « le retraité séduisant ». À soixante-dix ans passés, il est encore bien alerte. Il est arrivé avant 1950 en France et a travaillé comme accrocheur à l’usine. Il a fait de la boxe étant jeune. Il vit avec sa femme à Homécourt. Il retourne régulièrement en Algérie. Il est un habitué du Sonacotra où il connaît tout le monde.
« J’ai été à l’école à Alger quand j’étais jeune. Je connaissais tout de la France, les départements, les préfectures, les sous-préfectures. Quand j’ai voulu venir, je me suis débrouillé. Le bureau de la Main d’Oeuvre Coloniale ne voulait pas de moi: j’étais d’Alger, je savais écrire alors qu’eux, ils ne prenaient que des bergers descendu du douar. Je me suis débrouillé. À Marseille, j’étais camionneur et docker, hébergé par les cousins; puis je suis venu en Moselle, il y avait du travail. Et c’est ici que j’ai fait ma vie : marié, onze enfants. Mais je dis à ma femme : « au foyer, les autres ont besoin de moi. Quarante ans en France et ils ne savent toujours pas parler, lire, écrire; ils ont besoin de moi. »

Si Amar « le retraité bon père ». Rabah et Si Amar sont cousins. Habillé de vêtements modestes, mais impeccablement mis, portant une toque brune en astrakan, Si Amar est un septuagénaire très digne. Il a quitté la Kabylie en 1951. Son frère qui était déjà en France avait préparé son émigration à l’insu des parents. Si Amar est arrivé d’abord dans le Nord puis il s’est fait embaucher dans la sidérurgie lorraine. En 1961 il rencontre en France la femme qu’il épousera et avec laquelle il aura sept filles et deux garçons. Pendant près de trente ans, il n’est pas retourné en Algérie. Il vient d’y passer plusieurs mois. Comment se sont passées ces retrouvailles ? Si Amar aurait sûrement du plaisir à les raconter… mais pourquoi une si longue absence ?
« Quand je suis arrivé en France, là où tu vois le camp des Gitans, il y avait des baraques, dans lesquelles on dormait, nous, les ouvriers algériens employés par l’usine. Les baraques étaient collées au casse fonte mécanique. Ça faisait un bruit d’enfer jour et nuit. Juste à côté, on ne la voit plus, elle est envahie de ronces, il y avait la plate-forme en plein air où je travaillais avec des dizaines d’autres Arabes, on cassait la fonte à la masse, un travail de galérien, un travail d’Algérien.

Et puis il y a la famille algérienne dont cet oncle :

Abdelkader, l’oncle d’Algérie a 84 ans. Corps svelte et visage émacié, il porte une « rezza » brune, le foulard noué en turban autour de la tête.

« Les Français sont passés sur cette route, l’un d’entre eux savait bien parler en arabe et on l’entendait crier dans un haut parleur « Allez vous en, c’est une zone de guerre, vous ne pouvez plus y rester, traversez l’oued, allez au Maroc ! » Puis ils se sont installés ici. Ils ont mis des postes militaires sur les hauteurs. Et de celui-ci et cet autre (il en indique les directions), les Français surveillaient toutes nos terres, ils tiraient sur tout ce qui bouge le long de la frontière … Puis ils ont mis les barbelés et les mines partout, on a dû quitter la maison. Je me suis loué comme ouvrier agricole près de Berkane au Maroc. Je suis toujours resté par ici. Mes frères sont partis en France mais moi, je ne voulais pas m’éloigner de ma terre. La France c’était pas pour moi . Et regarde aujourd’hui, les vieux qui en reviennent, ceux qui en reviennent vivants, tous sont physiquement détruits. L’exil les a dévorés.
…Quand on est revenu ici à l’indépendance, c’était envahi de broussailles et de serpents; et la nuit, quand on dormait, on voyait les loups nous observer. Pendant sept ans, notre maison était devenue la leur.

mardi 3 juin 2008

lundi 2 juin 2008

Partager à distance le côté noir du chemin

Nouvelles de Lorraine.
Belles rencontres aujourd'hui. Tahar le vieil ouvrier arabe habite 6 mètres carrés dans un foyer où s'entasse toute la misère du monde, demandeurs d'asile, africains, kosovars, tchétchènes, de pauvres simples d'esprit français que la Dass n'a pas su placer ailleurs; Tout ce monde se tient par la main, le Kosovar camionneur arrive avec une petite gamine de trois quatre ans, joliment noire et qui est avec lui comme avec un oncle (c'est la petite d'une réfugiée voisine) Tout ça dans ce lieu de merde vivant et à mourir où étaient entassés jusque là exclusivement des travailleurs puis retraités arabes. Le monde change à une allure vertigineuse et les vieux 'Arbis n'y comprennent rien alors ils se mettent à l'écart, fin de vie.... mais le vieil Arabe, je l'ai vu ensuite, tiré à quatre épingles, on aurait cru de loin un zazou des années cinquante, il était à côté de sa BMV collector (le bobo la lui achèterait à je ne sais quel prix). La rencontre est émouvante. Un "monsieur" digne, pas de chiqué, et puis il y a la langue; comme je parle arabe, ça enlève tout de suite l'écorce.... il raconte le chemin pour aller à l'usine où on l'employait, dix kilomètres l'aller, dix le retour, le long de la rivière Orne, la neige quand c'est l'hiver, de la neige jusqu'aux genoux... il raconte la Poclain qui lui a défoncé la tête, jamais déclaré accident du travail... un beau personnage toujours vivant.
Il reste ici en plus de belles personnes, des lieux étranges et vraiment beaux, une entrée de mine, il n'y a plus de mine mais des bancs en pierre, la forêt à touche touche, des wagonnets à minerais posés ça et là, la salle des pendus, le bâtiment dévasté de l'ascenseur qui emmenait au fond, trois réverbères bizarrement debout et collés l'un à l'autre et dans cet endroit ouvert, un beau silence. C'est quand même un peu la Vallée des Rois tout ça.
Chaque chose en cache une autre, enfouie et c'est toute une histoire à ramener au jour...

Un grand vide

Et mon père est revenu en France

À sa demande, je prends ma voiture. Nous allons faire une balade. Il veut revoir son usine avant de repartir en Algérie.
Par la cité ouvrière puis par ce qu’on appelait le Chemin Noir et qui emprunte le tracé d’une voie romaine, nous atteignons l’ancien portier de l’usine, celui par lequel mon père rejoignait son poste aux fours à chaux. Nous tournons le dos au bois qui aujourd’hui abrite un monde de loisirs et de machines à sous.
Ce devrait être là devant nous ! Mon vieux père cherche du regard la forme sans angles de l’ancienne cimenterie à laquelle la poussière laiteuse qui s’était accumulée avec le temps donnait l’aspect d’un habitat troglodyte.
Il pointe le doigt, voudrait me la montrer. Il cherche du regard les grandes halles abritant les laminoirs, les chaudrons géants de l’aciérie et plus à droite, en direction de Maizières les Metz, l’alignement des hauts-fourneaux.Rien de tout cela. Plus rien ! Il n’y a plus que cet espace blanc sale, un terrain vague envahi par les bouleaux et les saules argentés.
Je vois sur le visage de mon père l’effarement dans lequel le plonge cette disparition. Il reste sans voix. Etait-ce bien là qu’il avait travaillé?
Après avoir déchaussé ses lunettes, il les essuie méthodiquement, puis les remet. La vision reste cruellement la même, un grand vide. Avait-t-on profité de sa vieillesse et de son éloignement pour escamoter avec l’immense usine, toute trace de son passé de manœuvre en France ? Une vie pouvait-elle s’effacer comme ça ?
Il se pose la main sur la tempe. Il ne dit rien. Il n’y a rien à dire. Il est inquiet, alors il rit. Et comme toujours quand il est dans l’embarras, il se racle la gorge. Il faut partir.
Nous avons rejoint la Moselle et emprunté la rive droite en direction de Metz avec pour seul paysage, les arbres, l’herbe des prés et la route …
Sans rien se dire.

dimanche 1 juin 2008

Financement Ile de France

la région Ile-de-France a accordé 72 000 euros chacun à trois documentaires cinématographiques : Gerboise bleue de Djémal Ouahab (Kalame Films), Le chemin noird’Abdallah Badis (La vie est belle Associés) et Free radicals de Pip Chodorov (Sacrebleu Productions).

Fabien Lemercier