Abdallah Badis

Comédien - Metteur en scène - Cinéaste

dimanche 27 décembre 2009

Le Chemin Noir

Un film de Abdallah Badis
(sortie salle en 2010)
résumé:

De la campagne française aux paysages sidérurgiques sinistrés de Lorraine, "Une vie française" traverse la France d’aujourd’hui et celle d’hier ; l’enfance enfouie renaît et avec elle son cortège de fantômes : les vieux Arabes invisibles, le métal en fusion et l’usine disparue.
90 minutes, HD
RPCA 120.776
Image
Claire MATHON
Son
Nicolas WASCHKOWSKI
Arnaud JULIEN
Montage
Sophie MANDONNET
montage son,
mixage et enregistrements
Myriam RENÉ
assistée de Séverine RATIER
musique originale
Archie SHEPP
assistante mise en scène
Gabrielle SCHAFF

scénario et réalisation
Abdallah BADIS
produit par
Christophe DELSAUX et Céline MAUGIS

En coproduction avec l’INA
Avec la participation de
Région Lorraine
Région Ile de France
Région Limousin
Département de Meurthe et Moselle
Ardèche Images - l’École du doc’
& les Rencontres de Lavilledieu
CNC,
Fonds Images pour la diversité
Aide à l’écriture & au développement
ACSE

seconds assistants

Creuse: Isabelle ROUSSEAU
Lorraine: M'Hamed DOURGUENI
musique originale
interprétée par
Archie SHEPP (saxophone et voix)
Denis COLIN (clarinette basse) Jean claude ANDRÉ (trompette)
Ravy MAGNIFIQUE ((percussions) Peter GIRON (contrebasse)
Ronnie LYNN (piano) et Margot VARRET (harpe)

La Vie est belle Films associés

Le chemin noir de Abdallah Badis

Un autre de nos longs métrages qui se termine, Le chemin noir. Un beau film... (lire la suite)


samedi 26 décembre 2009

La passerelle de l’aciérie




Mon père vient d’acheter un « tub » Citroën d’occasion, on est en 1972 et le déménagement familial au bled se prépare. Ils partiront, je resterai.
J’ai à peine plus de dix-huit ans, il est quelques minutes avant six heures du matin, l’air est glacial dehors et l’on m’attend sur la passerelle de l’aciérie. Je me souviens de ce couloir brûlant, un souterrain qu’il me fallait traverser la peur au ventre pour rejoindre mon poste de travail. C’était sous la gueule des convertisseurs. Il y avait toutes ces personnes que j’y croisais et pour qui c’était l’ordinaire. Des Arabes condamnés à rester en bas, dans la crasse de l’usine, menacés par le métal en fusion qui se déversait au-dessus d’eux. Frêles silhouettes entre les wagons chargés de lave qu’ils accrochaient, la moindre inattention pouvait leur être fatale. Ces ouvriers dormaient pour la plupart dans ce qu’on appelait des foyers, pauvres baraques ou chambres misérables. Mon père avait vécu cela avant de nous faire venir. Invisibles aux yeux des « Européens », les Arabes de l’usine vivaient une vie silencieuse, entre eux. Il en mourait aussi sans bruit. Celui qui allait tomber dans une poche de fonte et dont la vie allait se dissoudre, le sachant aurait-il été en colère? Il aurait été plutôt déçu, ou ni colère ni déception. Il était là sans vraiment savoir pourquoi ni comment. Nourri d’illusions, il se taisait. Il rêvait d’ailleurs, son pays, où il reviendrait un jour. Les chansons de l’immigration parlaient de lui et pour lui : « Le hmam li rabbitou em’cha ‘aliyya… » (la colombe que j’ai élevée s’est éloignée de moi…).
Berger illettré, habillé de rien et qui n’avait pour paysage que les quelques bêtes qu’il faisait paître et l’horizon paisible, on lui avait parlé de la France et l’idée de la France s’était mise à le ronger comme un ver. Recruté pour le feu de la sidérurgie, il a quitté l’Algérie sans regret, découvert le luxe du costume frais et le jour de repos. Il a économisé sur l’argent qui lui restait après avoir envoyé le mandat, pour acheter bientôt une Vespa et un beau chapeau, comme tous les autres jeunes. Sacha Distel le chantait à la radio.
Et plus le temps est passé, plus le présent lui est devenu étranger, plus le bled, cet ailleurs natal, lui est devenu étranger et plus il est devenu étranger à lui-même.

Mon père a échappé au signe indien. Il est rentré « chez lui ».

mercredi 30 septembre 2009

LE .... pays ?!?


...c'est vaste, on s'y perdrait!

Note d’intention


« L’homme a dans son coeur des endroits qu’il ne connaît pas encore et où la douleur entre pour qu’il soit. »
Léon Bloy.

La France, j’y suis bien. Je n’ai le passeport français que depuis peu, mais j’ai toujours aimé le son des cloches, comme celles de l’église du bourg, là-bas à un kilomètre à vol d’oiseau, dans ma cambrousse. Je suis européen, tout va bien. Je crains cependant que ce ne soit un peu plus compliqué.
Je croyais être tout entier ici, avoir inventé un avenir vierge, un chez moi séparé du passé, mais chez moi, je ne sais plus très bien ce que cela veut dire aujourd’hui. Né dans un pays à l’identité incertaine, l’Algérie, je vis en France où j’ai grandi et mes parents se meurent aujourd’hui là-bas… à l’étranger.
Comme si je me découvrais exilé (en serais-je un ?), le voyage au pays de naissance n’est pas un déplacement des plus simples ; ce n’est pas du tourisme. Il faut s’arracher pour traverser. Il y a de la couture à faire, il y a un fil secret à suivre et ce fil m’emmène dans les paysages français de mon enfance. C’est là le cadre de l’essentiel des souvenirs que j’ai de mes parents. Le cadre est en miettes, les lieux de mon enfance méconnaissables. On a tué le travail qui unissait et les cités sidérurgiques de Lorraine sont orphelines. L’usine n’y est plus, mais sa lave brille encore dans mon esprit, comme une veilleuse. À sa lumière, j’ai vue sur tous ceux dont je suis.
Le monde a changé, mais les Arabes, comme on dit: « j’peux pas te voir!», sont restés des « invisibles ». Attirés par la sidérurgie comme des papillons par la lumière, beaucoup s’y sont brûlés. Certains en sont morts. Ou déchiquetés, maraboutés, ils sont des fantômes vivants, malades d’un exil dont ils portent une culpabilité inexpugnable. Présents absents aux leurs, sages et muets comme une image accrochée au mur du salon, ces pères n’ont rien transmis. Une expérience de bête, comment ça peut se transmettre ? Je les vois, ces rescapés, réunis près du foyer de travailleurs où il n’y a plus de travailleurs. Ce sont de vieilles personnes, absentes jusqu’à elles-mêmes, dans « elghorba » (l’exil), dans « elghoumma » (l’obscurité).
Ces vieux Arabes ont l’âge de mon père. Comme lui, ils ont vécu une vie de forçat, mais eux sont restés ici. « Maranach menna », nous ne sommes pas d’ici, disent-ils comme pour s’excuser, comme dans la chanson. L’Algérie résonnait et résonne encore de ces complaintes populaires qui disent : « Je ne suis pas d’ici ni de là-bas », ce qui est possible, mais elles rajoutent : « Je n’ai ni âge ni avenir ». Comme si elles voulaient dire : comme je ne suis ni d’ici ni de là-bas, je ne possède ni passé, ni futur.
Peut-on mieux dire ?
Cinéma du réel, archives filmées, photos, témoignages et scènes plus oniriques se tisseront pour éclairer le voyage que sera le film. Sur ce chemin noir qui mène au père étranger, quelques-uns des vieux Arabes que je rencontrerai en France parleront de leur vie, du travail et de la retraite, de leur famille au bled et peut–être aussi de leurs inquiétudes, de leurs espoirs. Et langues arabe et française mêlées, le voile se lèvera peu à peu sur le puzzle qu’est l’image de mon père.
Mon guide dans la partie française de cette quête est de dix ans plus jeune que moi. Il y a autour de lui d’autres jeunes, des fils, de l’âge des miens. La plupart, bien que nés ici, ne sont pas encore totalement (nés) ici. Comment pourraient-ils ne pas aborder leur situation et le mal être de ceux qui peuplent la rubrique faits-divers des journaux et les prisons ?

La voix des vieux Arabes se joindra à la mienne pour évoquer la fièvre des jours de paie, la cotisation pour le FLN, les accidents du travail, l’habitat dans les baraques pourries… On entendra chuinter, hurler, haleter le monstre qui dormait sous les halles. Viendront quelques bribes de souvenir du temps de la guerre, quand l’Algérien, c’était le « fellagha ». Moi, j’avais neuf ans et Johnny chantait : « Arrête le temps et les heures... Retiens la nuit ».
Attentif à la réalité, dans ses nuances, le film la conjuguera avec un dialogue intérieur avec le passé. Les interrogations, les réminiscences intimes se télescoperont avec le réel qui s’offre. La quête fera surgir des questions, celles qui m’habitent maintenant que je sais que mes parents vont mourir étrangers.
La dernière fois que j’ai vu mon père, en 1990 en Algérie, il m’a dit à peu près ceci : « A te voir dans la rue à Maghnia, les gens pourraient penser que tu es trop Français pour être mon fils. Mais ta mère et moi savons que tu n’es pas « un gaouri ». Tu es un Arabe bien sûr, notre fils... et pourtant ... ». Il était troublé.
Le même trouble m’atteint aujourd’hui et l’éloignement donne le vertige.
« Tu mourras au loin » a dit le poète, presque comme une malédiction et l’onde de choc a mis des années à traverser la mer.
Depuis seize ans, je n’ai fait que reporter et reporter encore, avec les meilleures raisons, on en trouve toujours, le moment de faire une visite aux parents, au pays natal. Pourquoi ? Je ne saurais le dire. Bien sûr, les années sanglantes, GIA, boucherie algérienne... mais aujourd’hui je sens bien que ce n’est pas tout. Serais-je atteint du même syndrome que ces vieux retraités que je rencontre ? Qui attendent la mort et ne cessent de parler du retour. Quel retour ?
Le chemin qu’a dû parcourir mon père, en même temps qu’il se dévoilera, il me traversera et se réinscrira en moi. Et c’est dans le minuscule carré musulman d’un cimetière de Lorraine, face à de vieux Arabes qui circulent entre les tombes, sans rien dire, que je saurai qu’il est temps pour moi de faire la traversée.
L’Algérie, j’en sais si peu et c’est si vague. Ce que je sais est un grand tissu plein de trous et on m’attend là-bas.
Le jour se lèvera sur un paysage algérien, le film aura retrouvé ses couleurs et moi le pays de naissance. Le temps s’étirera, il ne me sera pas facile de trouver mon chemin dans cette Algérie intimement connue et pourtant si inconnue. Retrouvant enfin les miens, j’irai jusqu’à la tombe de mes ancêtres. Nous serons dans la lumière de l’île de naissance sous laquelle on dit : « Que Dieu garde ton ombre ». Mes questions trouveront-elles pour autant une réponse ? En pleine lumière et parmi « les miens », ne serai-je pas à nouveau en déséquilibre ?
Et pourquoi tous ces jeunes que je rencontrerai là-bas n’ont-ils qu’un mot à la bouche : partir ! Partir où ? Toutes les portes sont fermées.
Ce que ce film voudrait tenter, c’est une histoire en cinéma, un rêve nourri et habité de vraies personnes, de vrais lieux. « Il vaut mieux allumer une petite lanterne que pester contre les ténèbres » dit le sage chinois. Puisse cette histoire rester dans les mémoires comme une borne mystérieuse, un modeste cairn pour les jeunes Arabes et autres perdus de France qui veulent ré habiter la maison paternelle, mais n’en ont aucune clé.
Et si à ces minots, le film dessine mystérieusement un chemin vers leur père, qu’il permet à quelques-uns d’entre eux de retrouver enfin le Nord en découvrant le Sud, de s’orient-ter et s’imaginer un avenir. Alors Salam !
Et si le film chante, parfois avec colère, et que les vieux Arabes s’y reconnaissent, qu’ils redeviennent visibles aux yeux du Français normal – c’est quoi un Français normal ? qu’on les voit occuper paisiblement l’image et que leur visage s’y répande, alors il se pourrait que le rêve du film efface le cauchemar réel. Il se pourrait que le cinéma comme magie, fasse un peu de ce que les politiques d’aujourd’hui ne savent pas ou ne veulent pas faire.
Puisse le film être un territoire libre où se projeter. Et Salam !
À tout instant je suis dominé par la pensée qu’il y a là, sur « le chemin noir », bien plus qu’une aventure personnelle. C’est la matière d’un film qui intéresse notre présent, à la fois film ouvert sur l’histoire collective des hommes et film intimiste. Une histoire dont les vieux Arabes, les grands muets, sont les acteurs et non plus les sujets, et dont je suis l’un des personnages, avec eux et entre-deux, comme dans la vie.

Et si j’ai le désir de cette immersion dans le monde d’où je viens, c’est moins pour traiter un sujet que pour tenter de saisir ce que la recherche de l’étranger en soi peut nous révéler de nous-mêmes.

samedi 26 septembre 2009

Le captif.

On raconte l'histoire à Junin ou à Tapalqué. Un enfant disparaît après un raid d'Indiens. On dit qu'ils l'avaient enlevé. Ses parents l'ont cherché inutilement. Des années plus tard, un soldat qui venait de l'intérieur leur parla d'un Indien aux yeux bleus qui pourrait bien être leur fils. Ils le rencontrèrent à la fin (la chronique ne précise pas les circonstances et je ne veux pas inventer ce que j'ignore) et crurent le reconnaître. L'homme, marqué par le désert et la vie sauvage, ne comprenait déjà plus les mots de sa langue natale. Indifférent el docile, il se laissa pourtant conduire à la maison. Il s'arrêta sur le seuil, peut-être parce que les autres s'y arrêtèrent. Il regarda la porte, comme s'il ne la comprenait pas. Soudain, il baissa la tête, poussa un cri, traversa en courant le corridor et les deux vastes cours et pénétra dans la cuisine. Sans hésiter, il plongea le bras dans la hotte enfumée et sortit le petit couteau à manche de corne qu'il avait caché là, lorsqu'il était enfant. Ses yeux brillèrent de joie. Ses parents pleurèrent, parce qu'ils avaient retrouvé leur enfant. Ce souvenir fut peut-être suivi par d'autres, mais l'Indien ne pouvait vivre entre quatre murs. Un jour, il partit retrouver son désert. Je voudrais savoir ce qu'il ressentit à cet instant vertigineux où le passé et le présent se confondirent. Je voudrais savoir si le fils perdu renaquit et mourut en cette extase, ou s'il parvint à reconnaître, ne fût-ce qu'à la manière d'un nouveau-né ou d'un chien, ses, parents et sa maison.

("L'auteur et autres textes, Jorge Luis Borgès, Gallimard éditeur)


lundi 21 septembre 2009

Une petite musique qui chante avec colère

Si le parcours qui m’a conduit au cinéma serpente et bifurque comme ces pistes que dessinent les passages d’animaux sur les pentes de petite montagne c'est peut-être parce qu'on ne trace pas de ligne droite dans un espace courbe. J’ai la cinquantaine et aujourd’hui encore, comme autrefois à l'école, j'ai du mal à me mettre en rang. Le film à naître cherche peut-être à baliser un espace dont je peux dire: « je m'y sens chez moi ». Un espace autre que village, région, religion, pays. Pour le définir, il faudrait un mot que je n'ai pas sur la langue. Depuis tout petit, j'ai une passion pour la géographie, les cartes colorées et les images d'ailleurs. Cet espace n’existe pas, il lui faut un mot ouvert, pas documentaire, pas fiction, un mot de toutes langues comme Jazz. Jazz emmène ailleurs, dans un espace qui se fiche des frontières, des nationalités. Une chose de l’âme, une chose des corps meurtris, une chose nègre, quoi de mieux pour faire le pont entre les galériens illettrés dont je viens et moi ? quelque chose qui puisse permettre de faire le chemin qui d’une petite cambrousse française où on niche au milieu de ses amis - et où l’on se bouche les oreilles pour ne pas attraper la rage, de savoir qu’encore un petit bicot de seize ans s’est pendu à la taule de Metz, Strasbourg ou ailleurs - tiens, il est d’à côté ... Fameck. Douce France !
Ce chemin qui d’une cambrousse idéale de France, mènera jusqu’au bout du monde, jusqu’à l’œuf initial, loin du folklore des pensées bien pensantes, des héros positifs et du malheur comme seul avenir. Rien d’exotique, d’"Oriental". Il y a un sacré chemin à faire pour aller jusqu’au Cimetière de Sidi Amar à la frontière algéro-marocaine, jusqu’aux larmes, aux cris, aux trompes à anches et percussions, jusqu'au chant aigu des musiciens qui chanteront l’union des morts et des vivants.
Dans la poussière où dorment les cités ouvrières de mon enfance, et le souvenir des paysages algériens, le film, comme un doigt sur une vitre embuée, doit tracer son chemin et révèler la part d’ombre que tout enfant porte en lui, (un enfant tout court, ça suffit non !) : cette identité incertaine. Equation insoluble. Le narrateur est comme cet enfant de l’histoire que raconte l’homme noir rencontré en repérage: moitié blanc, moitié noir. Le blanc a-t-il mangé le Noir ? N’est-ce pas le Noir qui l’appelle déjà là-bas à la campagne ; qui devance même cette voix du père qui parle dans la langue maternelle et dit : « Tu es arabe mon fils, reviens nous voir, ne serait-ce qu’un moment. Je suis vieux, je n’en ai plus pour longtemps ».
Il y a dans cette histoire un feu souterrain qui la fait exister, vibrer. La « petite musique » du film, sa ligne enfouie est la voix de l'enfant mort qui hante le narrateur. Parfois elle viendra avant les situations faire trembler les corps alors que tout est calme. Parfois elle sera comme un écho qui apaise. Elle viendra toujours de loin. Dans cette histoire, bien des choses ne peuvent pas être dites en mot . c’est le son et l’image qui révéleront. Usines disparues, solitude et silence des vieux galériens, vies déchiquetées. Il y a le bruit des trains, le danger de traverser les voies, le métal qui coule, la liste des vieux et des morts qui s’allonge et le Narrateur qui avance qui avance comme un aveugle. Il sait d’instinct où il va . Cet homme cherche son ombre perdue. Son ombre volée. Il en a besoin pour marcher à nouveau sur la terre où il est né .

dimanche 6 septembre 2009

Le conte des frères

. 26. 1. EXT / JOUR. HANGARS
Une clairière désolée. Une cabane de chantier. De longs hangars. Le tout est visiblement désaffecté. Un homme est assis, adossé à l’un des hangars. Un filet de fumée s’échappe d’un petit bidon de métal qui sert de chauffage de fortune. Sur la paroi au dessus de lui, une bouche de ventilation. Les pales sont en mouvement.
L’homme est un Africain. Il est habillé pauvrement et a jeté sur ses épaules ce qui semble être une couverture. Il est âgé.
Il regarde longuement droit caméra puis soudain il raconte, et sa parole semble suivre le rythme des hélices du ventilateur :

LE CONTEUR : Il était une fois un garçon qui habitait la douce France. Il atteignait l’âge où l’insouciance c’est déjà du passé, l’âge où on se pose des questions. Et il se demandait ce qu’il en était de son frère, ce frère qui lui manquait.
Mort ou disparu ? Quand il demandait à sa mère, elle répondait toujours « disparu ».
Un jour, alors que le garçon se promenait dans les champs, il trouva un bel os bien droit et blanc comme de l’ivoire.
Il le ramassa, rentra chez lui et s’en fit une flûte. Puis il courut la montrer à sa mère. Sa mère lui dit : « Es-tu chien errant pour introduire des ossements dans la maison, veux-tu nous porter malheur, jette au loin cette saleté ! ».
Elle n’entendit jamais à quel point le son de la flûte était beau et envoûtant. Le soir, le garçon s’en allait à distance de la maison pour en jouer. Il soufflait et de l’os blanc comme ivoire sortaient des sons… des sons… Il en était possédé. C’était la voix de son frère que sa mère, la France, lui avait cuisiné et que lui, avait mangé sans le savoir. Il avait même trouvé cela bon.
Il passait de longues heures à jouer la voix de son frère… un gamin… son frère… et la voix le traversait, le creusait. Une vraie torture.


Pendant l’histoire, on a vu tantôt le visage du conteur, tantôt le mouvement des pales du ventilateur.

. 26. 2. EXT / JOUR. HANGARS
On est dans la pénombre, on voit l’orifice de ventilation vu de l’intérieur et la voix poursuit :

LE CONTEUR : Jusque-là toujours calme et insouciant, le garçon désormais ne trouvait plus le sommeil. Son frère l’habitait… son frère le turbulent… le trompe la mort… le délinquant…

Lentement, On découvre le lieu.
Une fois puis à nouveau, quelqu’un appelle, sa voix est proche, il appelle de plus en plus fort : « Abdelkader !… Abdelkader !… Abdelkader ». La voix résonne. Plus on découvre l’espace, plus on sent le vide. C’est comme un immense sous-sol. Le plafond bas est soutenu par de minces piliers. Sur le sol, comme de terre au bout là-bas, une flaque de lumière ondule.

Soudain le vide est traversé par une note qui vibre, un son d’onde Martenot, comme une réponse lointaine, un long cri : « OOOOhhhh ! »

lundi 26 janvier 2009

Doc ou fiction?

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Toute documentaire qu’elle soit, il y a quelque chose d’un acte magique dans cette plongée dans l’histoire des miens et celle du monde ouvrier d’où je viens, quelque chose d’un talisman, d’un deuil et comme on dit en musique, d’une offrande. Quelque chose d’un poème visuel et sonore.


Une pierre est tombée
Quelque chose dans les murs s’est ouvert
Le lointain est devenu plus nostalgique plus désirable
une pierre est tombée
quelque chose dans l’homme a changé
j’ai fait de mon visage
le frère de l’herbe où je suis né
et mes pas se sont livrés
à la nostalgie des miroirs
je confie à la pierre
ce que le jour laisse de ses décombres
ce que laisse le voyage.
Adonis
(in "Chronique des branches", collection Orphée, La différence ed.)

jeudi 1 janvier 2009

Sidi M'Hamed

Le chemin noir c’est peut-être celui que l'on suit sur le presque tard de la vie, quand on commence à rentrer dans sa carapace comme une tortue. Et de tortue, j’en ai une, elle carapatait sur la tombe de ma grand-mère elle s’appelle sidi M’Hamed. Elle m'a raconté son histoire.

C'était il y a très, très, très longtemps, du temps où les humains vivaient comme des animaux, sans conscience et sans morale. L'usage était, quand l'hiver arrivait et pour ne pas gâcher les réserves de nourriture, de se débarrasser des bouches inutiles. Ainsi tous les jours, quelqu'un quittait-il le village, qui avec son père, qui avec sa mère sur le dos pour porter l’un ou l’autre jusqu'à la montagne et le projeter dans le vide comme une vulgaire ordure. Au pied de chaque précipice, des ossements à perte de vue. Ce jour là, c'était M'Hamed qui quittait sa maison . Il avait chargé, sans cruauté ni douceur, son père sur son dos et prenait le chemin qui mène à la montagne. Il marcha longtemps jusqu'à atteindre un à-pic de plus de cent mètres, et il se dit: "voilà je vais le jeter ici".
Il s'apprêtait à le faire quand la voix faible du père se fit entendre:
"- Non, mon fils, pas ici, ne me jette pas ici!".
Étonné ,contrarié, le fils dit au père:
"- Pourquoi pas ici? pourquoi plus loin encore? Faire une chute de 100, 120, ou 210 mètres, qu'est ce que cela change? Qu'il y pousse des roses, des oliviers sauvages ou que ce soit un désert de pierres, tu seras mort en bas de la même façon."
Le fils s'arc-boutait à nouveau au bord du vide quand il sentit à ses pieds une pierre qui s'arrachait du bord de la falaise. Mais au lieu de tomber, elle semblait revenir vers le chemin. Intrigué, M'hamed reposa son père. Il se saisit de la pierre et s'apprêtait à la lancer dans le vide, quand il sentit qu'elle lui chatouillait la paume. C'était une tortue et elle venait de sortir ses pattes. M'Hamed se mit à l'observer avec ce regard que seul les animaux ont *. Puis voyant que le soleil allait disparaître derrière la montagne il se pencha vers son père et lui dit:
"- Dis moi, où veux-tu que je me débarrasse de toi, vieil homme, vite, il faut que je rentre? - Pas ici, mon fils, pas ici, fais le un peu plus loin, peu importe, mais pas ici, je t'en prie."
- Pourquoi donc?" dit le fils dont le regard commençait à avoir quelque chose d'humain.
"- Et bien, dit le père, j'ai reconnu tout de suite cet endroit, c'est exactement ici que moi-même à ton âge, j'ai jeté mon père. Voilà pourquoi."
Le soleil se couchait quand M'Hamed, portant son père sur son dos et une tortue à la main rentra dans son village. De ce jour, l'humanité a habité les humains, c'est Sidi M'Hamed qui me l'a dit. La tortue qui a habité mon rêve a connu mon arrière grand mère. Elle va souvent converser avec elle au sanctuaire de Sidi Amar, sur l'île de naissance , là où on dit "Que dieu veille sur ton ombre."