déracinés
Le Monde : Le refuge des déracinés
vendredi 11 juin 2004
Dans les années 1960, ils peuplaient les ateliers. Aujourd'hui, les immigrés devenus vieux vivotent dans les foyers de l'Aftam ou de la Sonacotra, toujours exclus et pour beaucoup sans retraite.
Aucune ligne de bus ne dessert le foyer de travailleurs immigrés de Saint-Jean-le-Blanc, dans la banlieue d'Orléans (Loiret). Pour s'y rendre, il faut emprunter une sorte de voie sans issue. En chemin, on croise des files d'hommes courbés, de retour de la ville avec de lourds sacs à provisions. Le foyer - 400 places et autant de pensionnaires - est perché sur la digue de la Loire. C'est un gros rectangle de béton qui ne sort de sa léthargie qu'une fois par semaine, le dimanche, quand un marché s'organise au pied de l'immeuble. Ce jour-là, il y a même un salon de coiffure improvisé - une table, une glace, un tabouret - sur le macadam. "Pour le prix, ça dépend des personnes !", plaisante Kader. Un "ancien", Kader. Et un peu la mémoire du lieu : à 70 ans passés, il fait figure de vétéran, lui qui habite ici depuis la construction du bâtiment, en 1972.
Trois autres résidents partagent sa petite chambre. L'endroit est si exigu - quatre mètres carrés chacun, pas davantage - qu'ils peuvent à peine déployer un tapis de prière. Le lit de Kader est le plus proche de la porte. Pendue à un battant de son armoire individuelle, une chemise blanche sèche. Deux autres lits sont séparés par une table de nuit. Un quatrième est rabattu contre le mur pendant la journée, afin de gagner un peu de place. Kader se force à sourire. "Ici, c'est comme dans une maison de retraite. Et quand tu ne marches plus, tu vas à l'hôpital."
Dans ce foyer de l'association Aftam, l'un des organismes, avec la Sonacotra, logeant les travailleurs immigrés, ils sont nombreux à ne plus attendre que la mort, au terme d'une vie de labeur, loin de leurs familles, laissées "là-bas" dans un coin de djebel dont ils commencent à perdre les couleurs et les odeurs. Loin, aussi, des préoccupations des Français, qui ont oublié ces soutiers, venus dans les années 1960, dans un pays alors en plein essor économique, pour exécuter les tâches, disait-on à l'époque, que ces mêmes Français jugeaient indignes. Aujourd'hui des hommes usés, et toujours rejetés.
Saïd, le voisin de chambrée de Kader, retire d'un vieux sac en plastique une liasse de papiers écornés. "Toute ma vie est là-dedans, et ma mort aussi", dit-il en dépliant une attestation d'assurance-obsèques. "Au moment du décès, tout est dans le portefeuille. Ils cotisent à des associations qui s'occupent du rapatriement des corps. Très peu se font enterrer à Orléans", explique Anne, une travailleuse sociale, désireuse de garder l'anonymat. "Lorsqu'un d'entre nous meurt, on donne de l'argent pour aider la famille là-bas. On se dit que la prochaine fois ce sera notre tour...", poursuit Saïd.
Malgré sa brosse impeccable de cheveux blancs et une allure encore très droite, cet Algérien de 58 ans n'intéresse plus les agences d'intérim. Sa seule ressource ? Le RMI, 290 euros par mois. Une chance néanmoins, il bénéficie de la couverture maladie universelle (CMU), ce qui lui permet de surveiller ses poumons fragilisés par sept années de poussière et de vapeurs toxiques, lorsqu'il était peintre sur le chantier de construction de la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine (Aube).
A l'image de la plupart de ses compagnons, longtemps délaissés par les services sociaux, Saïd peine à constituer son dossier de retraite. Leurs cas ne sont pas isolés. Le nombre des "célibataires géographiques", comme on les appelle, logeant actuellement dans les foyers de l'Aftam (15 000 lits) ou de la Sonacotra (397 foyers, 70 000 résidents) et arrivant au seuil de la vieillesse ne cesse en effet d'augmenter. En 2000, 35 % des résidents de la Sonacotra avaient plus de 55 ans. En 2005, un résidant sur deux aura plus de 55 ans.
Au foyer de Saint-Jean-le-Blanc, où l'âge moyen est déjà de 57 ans, on croyait que ces hommes allaient retourner au pays terminer leurs jours. On s'est trompé. En fait, ils vieillissent dans le Loiret. Dans un rapport publié en 2000, la Sonacotra soulignait l'ampleur du phénomène à l'échelle nationale : "Pensée comme transitoire, l'immigration des années 1950 s'est installée en France, et la question du vieillissement de ces travailleurs émerge aujourd'hui. La Sonacotra est interpellée par ce problème. Cependant, elle n'a pas vocation à loger des personnes âgées, et ne dispose pas par ailleurs de structures médicalisées." Conséquence : ces foyers ressemblent de plus en plus à des mouroirs.
"On a beaucoup de mal à faire venir les pompiers ou SOS-Médecins dans certaines résidences", affirme une assistante sociale d'Orléans. A Saint-Jean-le-Blanc, où les pensionnaires disposent d'une cuisine et de sanitaires collectifs, la vétusté et la salubrité douteuse des installations font frémir. "Comment veux-tu qu'on n'attrape pas des maladies ?", lance Kader en montrant les toilettes repoussantes de l'étage. "Ils sont dans le même schéma d'exclusion qu'à leur arrivée", s'indigne Abdelhaïm Ghbabra, militant associatif, très actif au sein de la communauté marocaine d'Orléans. "La direction de l'Aftam est surtout préoccupée par la perception des loyers. Quand un résidant ne paye pas, on lui enlève son matelas", témoigne pour sa part une personne familière du foyer. La direction reconnaît la vétusté du foyer, mais assure avoir un projet de réhabilitation. "Nous sommes prêts à financer de plus petites structures, assure Christophe Wlodarczik, responsable du foyer. Mais nous tournons en rond depuis dix ans. Il y a un blocage des collectivités locales, quelle que soit l'étiquette politique. Un foyer de migrants, cela fait peur."
En 1997, une convention a pourtant été signée entre le conseil général du Loiret, l'Aftam et une association à vocation sociale, l'Adamif. Objectif : aider ces vieux travailleurs à constituer leurs dossiers de retraite. La plupart d'entre eux ignoraient en effet leurs droits. Une assistante sociale se souvient ainsi d'un homme de 77 ans qui percevait encore le RMI. "Et il y en avait bien d'autres comme lui", précise-t-elle. Ils bénéficient désormais du minimum vieillesse (autour de 560 euros), supérieur au RMI.
En 2000, le rapport de la Sonacotra notait que le revenu mensuel de chaque résidant se situait entre 300 et 600 euros. Avec cette somme, il faut payer son lit de misère, soit un loyer de 31 à 147 euros, selon les ressources, à Saint-Jean-le-Blanc. Une autre partie va à la famille restée au pays. Alors que le revenu de Kader ne dépasse pas 350 euros, il parvient à en envoyer 150 au Maroc. Saïd fait de même. Il n'a jamais cherché à faire venir sa famille et ses cinq enfants. Il a voulu leur épargner le dépaysement, les éclaboussures du racisme. Une fois l'an, il reprend l'avion pour Alger. Mais la plupart de ces transplantés ne sont à l'aise ni d'un côté ni de l'autre de la Méditerranée. Et le retour est vécu bien souvent comme une seconde immigration ratée.
"Ils pensent qu'ils vont être une charge pour leurs enfants", remarque Anne, la travailleuse sociale. "Ils s'imaginent qu'ils sont de trop", insiste Mohamed, un Marocain de 52 ans, autre familier du foyer. Incompréhensions, conflits avec les familles, trop longtemps privées d'époux ou de pères. Incapacité à quitter une vie de "célibataire". Et le retraité finit par reprendre le chemin du foyer. La couverture sociale et les maigres revenus dont ils bénéficient en France constituent également une forme de sécurité pour ces hommes. "Pour la santé, la France, c'est mieux que le Maroc", reconnaît Kader.
Un écrivain public, Laurent Boron, a passé plusieurs mois à leurs côtés, à Saint-Jean-le-Blanc, et vient de transcrire le récit de ces vies dans un livre intitulé Comme ici, comme là-bas (Adamif, 2003). L'un des résidents lui a confié : "La majorité des gens qui vivent ici sont bousillés avant d'arriver à la retraite. Et ils ne savent pas pourquoi. C'est pour ça qu'ils sont là. Parce qu'ils ne savent pas, ils n'ont jamais su... Pour les travaux pénibles, dangereux, les patrons mettent des gens qui ne peuvent pas réclamer. Ils utilisent les immigrés, et quand ils sont cassés, épuisés, ils en prennent d'autres, et ça continue. Mais attention, ceux de la nouvelle génération n'ont pas du tout envie de se laisser faire et d'être utilisés comme ça, comme des outils." "Ils ont fait un choix de vie. Ils se sont sacrifiés, ils font preuve d'une incroyable dignité", estime Anne. "Ils gardent leurs souffrances pour eux, car ils sont issus d'une société traditionnelle où le mektoub -destin- a un poids énorme", souligne Abdelhaïm Ghbabra. "C'est comme s'ils n'existaient pas. Ils ne bénéficient pas des services aux personnes âgées, du portage des repas par exemple. Nous alertons les pouvoirs publics. Il n'y a pas de réponse !", se scandalise-t-il.
Chaque jour, Saïd s'oblige au même marathon dans les rues d'Orléans : l'ANPE d'abord, les agences d'intérim ensuite. Des connaissances l'accostent parfois et le pressent d'aller à la mosquée, ce qui l'irrite fort. Cet Algérien n'est pas un dévot. "Je n'ai jamais vu ma mère porter le voile", confie-t-il. Par moments, il craque. "Ce foyer, ce n'est pas un logement, c'est une prison." Il se demande s'il remontera un jour vivre dans la montagne de la Témesguida, où il est né - à 30 kilomètres au sud d'Alger -, investie dans les années 1990 par les groupes armés des intégristes, et donc interdite. Au printemps, le jaune des genêts recouvrait les versants. "L'eau était fraîche, les parfums de la nature légers. Cela donnait des hommes bien portants, sans graisse, musclés", se souvient-il. Saïd pense à son enfance, rigole de sa djellaba en loques, voit sa mère, à la veillée, penchée sur une petite lampe à pétrole pour tresser des tapis, tandis que lui et ses frères et sœurs se racontaient des histoires de chacals avant de s'endormir, la faim au ventre.
La guerre, à partir de 1954 - il avait 9 ans -, avait brisé cette vie de misère sans histoires. La montagne envahie par les parachutistes, les premiers Français jamais vus de sa vie, pendant qu'il gardait les chèvres. "Je croyais que c'était Allah qui envoyait ses gardes du corps !" La maison réduite en cendres. La grand-mère qui confondait les couchers de soleil avec les incendies des villages. Les expositions de cadavres de maquisards, ordonnées par un colonel manchot, sur la place de Meftah, au bas de la montagne, où la famille s'était réfugiée. Saïd rêve sans arrêt à son frère aîné Ramdane, mort les armes à la main en 1959 avec les derniers survivants de sa katiba (unité de combat du FLN), enterré quelque part dans un vallon de l'oued Arbatache. Le petit berger de la Témesguida est arrivé le 3 février 1969 en France. "Le 13, j'étais au travail." Un emploi trouvé dans une fonderie d'Orléans, avec un lit dans le bidonville voisin. Puis la découverte du racisme. "C'était un mot inconnu pour moi. Je ne pensais pas que la couleur de ma peau ou de mes cheveux pouvait irriter quelqu'un. J'ai compris que je ne valais pas un Français. Si j'avais su cela, je crois que je n'aurais pas pris le bateau", avoue-t-il.
Sur le chantier de la centrale de Nogent, il a monté un syndicat et un comité d'entreprise dans la société où il travaillait. C'est la fierté de sa vie. "Moi qui ne sais ni lire ni écrire, j'ai défendu des travailleurs français, changé leurs conditions de travail."Personne ne voulait se présenter aux élections. "J'ai levé le doigt. Cela m'a surpris moi-même." Il se souvient ensuite du "forcing des petits chefs" pour l'humilier. Il a tenu bon. "Je me battais pourtant pour de petits avantages, des bleus de travail, des primes de panier. Je pensais que c'était plus habile. Je ne poussais pas à la grève."
La nationalité française ne l'intéresse pas. "Ma génération n'en veut pas. Nous sommes des Algériens. J'aurais l'impression de trahir mon frère aîné et nos martyrs de la guerre. J'irais chercher un papier pour qu'on me considère ? Avec ma gueule d'Algérien, cela ne me fera pas devenir français. J'aurais le sentiment de tromper l'Algérie et la France", explique-t-il. "Je ne peux pas être antifrançais, puisque j'ai passé plus de la moitié de ma vie ici", ajoute-t-il. Il est sévère pour ses compatriotes qui optent pour la double nationalité, notamment les intellectuels, les étudiants, "tous ceux qui pensent que chez Napoléon, c'est mieux que chez Abd El-Kader". Selon lui, voilà des gens auxquels l'Algérie a tout donné, a payé des études, "pour qui l'argent du peuple a été dépensé", et ils "désertent".
Saïd fustige les générations de dirigeants algériens, accusés d'avoir "profité de l'indépendance" et "oublié le peuple". "Moi, l'Algérie ne m'a rien donné. Je n'aurai droit qu'à un bout de terre pour ma dépouille, parce que c'est gratuit."
Régis Guyotat
•article paru dans l'édition du monde du 28.05.04
mardi 6 juin 2006
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