vendredi 11 mai 2012
L'HUMANITÉ - Des pièces détachées pour un bel ouvrage
Ouvrier, acteur, aujourd’hui cinéaste, Abdallah Badis reprend le chemin de ses souvenirs
en Moselle, terre d’industrieuse immigration.
Près d’un lac, deux enfants jouent dans une forêt qui déploie ses taches d’ombres et de lumière. Une cabane sur ponton, une maison de pierre devant laquelle un homme surveille un feu de rebuts. La pluie. Tout un monde, en somme. Quelques photos, une adresse « au fils absent », et cet univers sera relié aux exils qui ont précédé sa composition. Abdallah Badis, né en Algérie, est arrivé en 1954 dans l’une de ces villes ouvrières de la
Moselle dont les noms semblent baptiser les anges. À Ebange, Sérémange, Gandrange, l’enfer des hauts-fourneaux consumait la main-d’œuvre venue de tout le Maghreb. Un chemin noir, au-dessus des voies ferrées,
reliait la cité à l’usine où l’on embauchait jeune, peur au ventre le premier matin. Les pères, déjà, payaient le lourd tribut des accidents et des deuils. Le fils qu’il était appelle Abdallah depuis l’ombre où il l’avait relégué. Son documentaire s’emploie à renvoyer les échos des situations et émotions du passé par celles du présent. Photos et films d’archives
entrelacent une déambulation contemporaine au cœur des lieux et de leurs habitants. Chaque fois, Abdallah dépose à proximité une 404 d’un bleu pâle fantomatique qu’il s’obstine à faire réparer. Sa ferraille s’est usée en contrepoint des genoux de ces vieux messieurs assis sur de vieux bancs dans le petit jardin des retrouvailles.
Métal en fusion et wagons de lave
La convocation de leurs souvenirs assemble en vies
entières les fragments évoqués. En noir et blanc, les flammes des usines, métal en fusion et wagons de lave charriés à bras. Aujourd’hui, dans les ondulations de la très belle musique originale d’Archie Shepp, les silhouettes des hauts-fourneaux à l’arrêt se distordent contre le crépuscule comme les cuivres d’un orchestre épuisé. Des vies entières, pourtant, où l’on dépensait peu et ne gaspillait rien. Les pères, les fils. Ici et là-bas, au bled. Envois de mandats et de rassurants mensonges. En partageant la pastèque juteuse, un fils d’aujourd’hui se souvient du père burineur en trois-huit qui rentrait noir de suie, mort juste avant sa préretraite. Un père se réjouit d’avoir assuré « là-bas » l’existence de ses enfants. Mohammed, grand ingénieur en 404, tente d’en retrouver les pièces détachées. Des jeunes filles, au cimetière, s’étonnent de la variété des origines des patronymes. Abdallah Badis se souvient de sa mère, tatouages et cheveux rouges, vêtements bariolés comme une Indienne de télévision. La Vespa joyeuse de son frère aîné l’entraîne jusqu’à la guerre d’Algérie, aux visites devenues clandestines de ce dernier, membre du FLN de France. Archives des bidonvilles, des gamines aux gilets trop minces qui pataugent dans le cloaque. Images d’octobre 1961, déjà vues, mais jamais assez, de ces Algériens mains sur la tête au pied de l’arc de triomphe. Et puis tout ce travail, un conte siffloté par une flûte d’os blanc, la mère et ses voiles brodés de sequins… et à la fin la 404 nimbée d’un tulle de moustiquaire qui paraît droit descendu du ciel depuis la présence immortelle de la lune.
Dominique Widemann - l'Humanité
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