vendredi 11 mai 2012
Mémoire de lumière et d’ombre
C’est un des débuts de film les plus étranges et beaux qu’on ait vus. Cette petite semeuse de feuilles mortes à travers la forêt, quel sentier invente-t-elle ? Cet enfant qui accomplit de simples rituels, quelle quête mène-t-il ? Le Chemin noir n’y répondra pas, du moins pas littéralement, mais cette ébauche de conte un peu inquiétante affirme d’emblée ce qui sera une constante de la projection : l’exceptionnelle beauté des images. Cette beauté est l’un des signes les plus évidents de l’état affectif dans lequel entend nous plonger Abdallah Badis. Evocation du présent de la région d’Hagondange, zone industrielle massacrée, invocation de ceux qui ont vécu, travaillé, souffert, et dont beaucoup sont morts, immigrés algériens de la génération du père du cinéaste exploités à mort au temps de la guerre d’Algérie et depuis, désormais vieux messieurs aux relations compliquées avec deux pays si différents et si peu confortables, le bled où ils retournent peu ou pas, sinon s’y faire enterrer, la Lorraine dévastée par le chômage.
Badis suit des sentiers qui bifurquent, dans les bois, dans la mémoire, dans les archives filmées, dans les paroles quotidiennes, le plus souvent joueuses, blagueuses, malgré les douleurs et les chagrins. On se retrouve autour d’une vieille 404, capot ouvert, hommes qui discutent savamment, rires, souvenirs, bricolage de la mécanique, de la symbolique. Ça démarre, ça démarre pas. La lumière est belle comme dans chez Douglas Sirk. Badis lui-même est là, fils d’ouvrier devenu homme de théâtre et de cinéma, physique de star. Il met les mains dans le cambouis, il met les pieds dans les traces de ses promenades d’enfant. Il écoute les uns et les autres, les vieux et les jeunes, les fantômes et les ombres.
Fidèlement accompagné du saxophone d’Archie Shepp, qui est à lui seul une formidable machine à voyager dans les planètes du rêve, de la révolte et de la tendresse, le réalisateur mettra même en scène une rencontre impossible entre lui aujourd’hui et son père jadis. Impossible ? Pas au cinéma, pas quand le cinéma devient ainsi invention d’un espace-temps où les émotions des humains reconfigureraient les lois de la nature, les séparations entre passé et présent, entre là-bas et ici. Certains appellent cela poésie.
Jean Michel Frodon
-blog.slate.fr/-
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