Abdallah Badis

Comédien - Metteur en scène - Cinéaste

samedi 6 mai 2006

Terre de naissance, terre d'accueil

Je vous écris d’un endroit reculé, un village perdu dans la campagne de France.
Je suis assis à une table dans un lieu de travail. Dans la pièce qui jouxte celle où je suis et dont aucune porte ne me sépare, une grappe de jeunes gens silencieux. Ils regardent des images. Les palettes qui brûlent sur un chantier, des routes, de la boue, des champs, des constructions neuves, des tombes, des rues, des animaux, un étang, des ruisseaux, des traces sur un arbre abattu, A aime D avec une flèche qui transperce un cœur, des engins de terrassement, grands comme des maisons, comme ceux qu’on voit dans les reportages sur les Territoires Occupés, des engins colossaux, dont le diamètre des roues profondément crantées dépasse la taille des hommes, des monstres, venus du pays de Gulliver pour écraser ceux qu’on ne veut plus voir, les petits de Lilliput.
Les jeunes gens écoutent la parole de témoins. Ils recherchent les traces d’une cité engloutie. Ils sont aux aguets.
Un poste de télévision diffuse les voix et les sons de la vie.
Je ne vois rien, mais j’entends des voix. Je fais mon travail, j’écris et elles m’habitent
Les jeunes gens ont la vingtaine. Par la fenêtre, du son me parvient de l’extérieur. Un bruit de ballon. Je vais voir ; ce sont deux enfants qui jouent sur un vrai terrain de foot. Dix douze ans. J’ai joué au foot quand j’étais gamin sur des terrains labourés, tantôt demi-gauche tantôt ailier. Trop frêle pour faire arrière, et puis les Algériens étaient redoutés parce qu’ils marquaient des buts alors on me mettait vers l’avant. Pendant la guerre, pendant les guerres, on met toujours certains plus que d’autres devant. Première chair à canon. Monte et tire au but, Monte Cassino. L’équipe des Algériens gagnait souvent la coupe dans les tournois inter-services de l’usine.


Les Algériens bossaient en enfer, mais ils gagnaient la coupe et ne l’emmenaient pas à la maison. Quelle maison ? Ils dormaient dans une baraque à quarante au Camp Russe. Oui au camp!
Où la mettre, cette Coupe argentée qu’on n’a pas volée. Où aligner toutes les coupes gagnées parce qu’il n’y en a pas qu’une ? Où ? On a si peu de place, que sa garde-robe - c’est un grand mot, mais pourquoi pas, puisqu’une "abaya" ressemble fort à une robe, après tout ! Où la mettre quand on a si peu de place que tous les vêtements, l’unique ‘abaya comprise tiennent dans une seule valise glissée sous son propre lit dans la chambrée et qu’on ne peut pas faire autrement. Rachid Mekhloufi, un Oranais, roi du stade à St Etienne, tous avaient sa photo.
Stade de Colombes, finale de la coupe de France : FC Toulouse-SCO Angers, 6–3. Les" khouyas" ont dansé sur le terrain comme des chats et donné le tournis à la défense du SCO. Ils ont marqué deux des six buts de Toulouse et de quelle manière ! tous les Arabes pouvaient vous dire leur nom, Bouchouk et Brahimi le nom de ces Algériens, des pieds magiques, algériens, un beau match, un public heureux, du peuple, le monde ouvrier.
Les sidis buteurs du match de Coupe, de vrais sidis (en arabe, ça veut dire Monsieur), sont les idoles des vainqueurs de coupe du tournoi de l’Usine. Et ce jour-là, Le 26 mai 1957, j’avais 4 ans, installé à la tribune d’honneur, à côté du président de la République, le Bachagha Chekkal, un pantin, représentant « pour du beurre » les indigènes musulmans d'Algérie. Il assiste au match. Dans les hourras qui accompagnent le but de la victoire, le bachagha est abattu dans le stade de Paris par des tireurs du F L N. Des ouvriers, de simples manœuvres, comme ceux des chambrées, ceux des vallées de Lorraine, installés en France mais valise sous le lit, comme prêts à repartir. Mais on ne repart que si on a fait fortune, un peu fortune avec plusieurs valises et quand même quelques cadeaux au moins. C’était un mensonge, en France on ne ramassait pas l’or à la pelle. Ils ne sont pas repartis. On ne pouvait pas les voir. Comme on dit : "J’peux pas te voir". Ils sont devenus invisibles, fantômes vivants, absents et plus qu’absents, doublement absents.
Quelques années plus tard, indépendance de l’Algérie.


Si je parle d’Algérie c'est que je suis Algérien de naissance, Français de papiers depuis peu, trois ans. L’administration républicaine a mis trois ans pour m’accorder le passeport estampillé France, couleur Bordeaux , vin vieux. Couleur sang séché. Trois ans. J’en ai quarante-cinq et plus passés en France, pas de casier judiciaire, une profession respectable, deux enfants nés en France de mère Française et on met tout ce temps pour vérifier que j’existe pour de vrai et que je suis sans danger. Passeport. Passe-Port. Au même moment un ami Écossais avait sa naturalisation en trois mois. Deux poids, deux mesures, comme au Palais de Justice.

Et aujourd’hui en France, c'est la guerre aux autres, au bord de la guerre civile.


Le jour de l’indépendance, sur des tréteaux installés devant la cour d’un foyer d’Algériens un jeune homme, mon frère, réapparaît au grand jour. Je suis au pied de l’estrade. Il chante, habillé avec les vêtements des maquisards algériens, la chanson de Johnny, « retiens la nuit… » Mon frère adore Johnny, l’idole de tous les jeunes, comme les soldats alliés pouvaient adorer « Lili Marlène ».
Retiens la nuit, entre France et Algérie, les amoureux, Le dernier instant. Leur dernière nuit. Près d’un pont de bois, au bord la Moselle, campement gitan et mon grand frère avec sa douce, une gitane de France. Une princesse. J’étais tout petit, je ne l’ai vue qu’une fois. Un rêve de femme. Un rêve.
Ma mère me transporte dans un autre lit pour libérer une place à Mohamed, le fils clando. Il repartira avant l'aube. Retiens la nuit... Dernière nuit. Mon grand frère avait dix huit ans, « Gigi l’amoroso… » d'une princesse en roulotte. Dix-huit ans. Peu de temps après, il rejoint l’Algérie, nedjma ou ch’har, l’étoile et le croissant, rouge sur vert et blanc, son pays, libre. « Houria ! » .


Et la nuit est restée sur des centaines de milliers d’Arabes de France qui eux ne sont pas repartis. Et des cousins sont venus du bled, d’autres sont nés ici et tous sous le nuage toxique, dans l’odeur de sang, dans la nuit noire.

Terre de naissance. Terre d’accueil. Ma terre d’accueil est la terre de naissance de mes enfants.
Et moi je déroule pour un film deux morceaux de peau qui enserrent un secret.

écrit en résidence à Lussas

mardi 2 mai 2006

L'usine fantôme.


Comme une planète incandescente, la gueule d’un convertisseur apparaît au haut du cadre. Elle bascule lentement de haut en bas comme un soleil qui se couche. Le disque de métal en fusion occupe toute l’image.

Je suis sur la route, sur les traces de mon père, des lieux où il a habité avant de nous faire venir d’Algérie. Sur le tableau de bord, une photo de famille. C’est moi en 1963, je suis à côté de mon frère qui porte un plus jeune dans ses bras. Le drapeau algérien est punaisé sur le mur derrière nous.

J'ai trouvé dans les archives de l'usine une lettre: « Monsieur le Directeur de l’usine, mon père qui était en France pendant 4 ou 5 ans…travailler tranquillement et nous écrire toujours il envoyer de l’argent pour vivre. Mais de l’année dernière ne veut pas nous écrire. jusqu’à ce jour aucune réponse je pense si mon père est encore en vie ?…De ça je vous demander sa recherche …car c’est vous êtes nos deuxièmes parents. ».
L’usine est muette. Elle ne répond pas. Elle a disparu.


À part l’église, je ne reconnais plus rien à Hagondange. Dans le bois où je jouais, il y a un Las Vegas local. Les anciens sidérurgistes ont été reconvertis en croupiers ou gardiens de zoo. L’ancienne pontonnière de l’usine, celle qui faisait rêver quand elle amenait le pont roulant au dessus de soi et qu’on s’empressait de servir pour qu’elle vous sourie, est aujourd’hui âgée. Elle est peut-être une des dames de vestiaire du casino. On n’est pas à Nice ou Monte Carlo. Ici, ce sont d’anciens ouvriers qui officient et c’est l’argent des retraités qui nourrit les machines à sous. Dans l’usine à rêves payants, entre les quelques arbres qui demeurent une foule circule en direction du zoo, de la piscine, de la brasserie, des thermes ou des salles de jeu.

Vallée de l'Orne. J’ai pris une chambre au dessus d'un café. Du monde à l’heure de l’apéro, les jours de match aussi, sinon c’est très calme. La fenêtre de la chambre donne sur la rue. En face, une boutique de la Française des Jeux. Ça n’arrête pas d’entrer et sortir. Des pauvres à pied. Des femmes des hommes, beaucoup de vieux. Même sans l’usine, il reste encore le monde de l’usine, Le visage des petites gens n’a pas changé.
J’ai mis la petite table face à la fenêtre. Ma petite chambre est équipée d’un téléviseur. Il y a mille et une chaînes. J’ai coupé le son. Je ne regarde plus, mais j’entends les voix et elles m’habitent. J’écris pour mes fils : « je suis passé dans la rue de la gare à Mondelange, la maison a changé, une vitrine a été murée, mais le marchand de cycles est toujours là en face. Je suis dans les paysages de mon enfance et je me laisse visiter, envahir…


Un ouvrier s’extrait de l’obscurité d’une halle sombre. Il porte un casque de chantier et charrie une brouette chargée de minerai. C’est un Arabe. Il s’approche et ses mouvements se ralentissent. Comme s’il sentait une présence, son visage se relève et son regard se pose sur nous. Il regarde avec insistance vers l’objectif. Il esquisse un sourire. L’image se fige sur le visage de l’ouvrier arabe puis elle s’efface peu à peu.
J’enfile des vêtements de travail posés face à moi sur une brouette pleine de charbon. Le charbon scintille. Éclairé par une flamme qui vacille, je m’habille rituellement comme un acteur met son costume, je vérifie le tombé du col du bleu, puis je coiffe le casque de chantier. J’empoigne la brouette. Elle couine. Je relève la tête et le visage de l’ouvrier réapparaît et se mêle au mien : « ya abba… père ».
Tôt le matin, par ma fenêtre, la rue est déserte.


Le portail du château « de Wendel » est en fer forgé. Il est cadenassé. Il rouille. On devine derrière, à travers la végétation qui l’envahit, une portion du toit. Presque accolées, il y a des halles désaffectées, des cheminées, un cheval de fer rouillé, de grands bâtiments. Les restes de l’usine locale. Le château des Maîtres est mangé par les ronciers et le lierre. On n'embauche plus au "Bureau Central". Ici quand c’était jour de paie, les routes d’accès étaient bloquées par des dizaines de fourgons de police. L’argent arrivait en liquide. Des camionnettes à la queue leu leu le transportaient. Le monde a changé. L’argent, c’est un numéro de compte et l’acier fait la une dans la rubrique bourse. L’usine ne tourne plus ici. Les portes sont muettes, les vitres sont brisées. Plus besoin d’attendre , il n’y a plus rien à distribuer.


Sous le ciel de Moselle, au petit matin, les couleurs du parc des Schtroumpfs sont criardes, saturées. De gros bonshommes bleus déambulent dans le parc de loisirs. Les manèges tournent. Le parc est vide de visiteurs et on voit haut, tout là-haut les montagnes russes avec les entrelacs de rails. Ce que j’ai pu jouer au bord de la voie ferrée !
"J’ai huit ans, le ciel est rouge et je fais le funambule sur le muret qui borde la voie. Je tombe et ma tête cogne le gros boulon d’une traverse. Je reste sonné. Il fait froid, il gèle, ma peau s’est collée aux rails. Une motrice passe. Tout près. Je l’entends comme dans un rêve, tchou tchou tchoum, tchou tchou tchoum…
J’aime le bruit des trains. La main sur la tête, pleine de sang, je rentre en Algérie maison. La France, c’est dehors, Léon, Gino, Thaddée, les tranches de pomme distribuées par l’instituteur, la voie ferrée, l’usine et quand je pousse la porte de la maison, c’est l’Algérie, la nourriture, les gestes de tendresse, les odeurs, les couleurs et la langue : « Ouin Kount, Ki qassiy’tek, Wach bik ? », c’est ma mère en habit d’indienne, ma mère tatouée. « Rien, hatta haja, j’ai rien. » Elle me dit : « Mohamed a un appareil photo, viens… viens pour la photo. » Je fais le fier, on ne voit pas le sang qui coule.


Ce matin-là, comme tous les matins, l’air est brumeux, plein d’odeurs mêlées, charbon, métal, souffre, manganèse, rouille ; le ciel s’illumine des scories en flammes que crache les convertisseurs. Un feu d’artifice ! L’usine est partout.
La cimenterie désaffectée, mon terrain de jeu, je joue à la guerre. Je suis barbouillé de blanc et planqué dans le dédale de bosses, de vrais igloos! je fais des tunnels dans la chaux. Je suis un fellagha et je meurs « pour de rire ».
Des hurlements, des halètements, des martèlements sourds, des coups de canon ! C’est la bête géante qui beugle de toute sa gueule. Elle dort sous les grandes halles de l’usine. Elle mange de l’homme, je le sais. »
Au parc des Schtroumpfs, il y a une fusée qui peut vous expédier en l’air pour quelques pièces. Il faut payer pour venir ici maintenant. Les hommes bleus du loisir ont remplacé les hommes en bleu de travail. Mon père travaillait exactement à cet endroit, nettoyage des bouches de hauts-fourneaux. Il habitait avec 560 autres Algériens dans les camps de l’usine, dans l’usine, ici.
« Le Camp A adossé aux hauts-fourneaux est isolé de la route par une palissade surmontée de fils de fer barbelés. Pour s'y rendre, Il faut parcourir deux kilomètres de terrain vague, à partir de la cité ouvrière où sont logés les ouvriers européens et leurs familles. Une petite guérite, installée à l’entrée du camp, est occupée en permanence, nuit et jour par un garde européen de l'usine en uniforme, quelquefois armé. »

Une coulée d’acier. Elle disparaît et réapparaît sous la forme d’un lingot dont le rougeoiement se dissipe peu à peu.
L’écran du cinéma s’anime, on voit une voiture qui roule très lentement ; les deux côtés de la route sont boisés, un panneau signale « Cité Radieuse ». Le paysage qui défile sur l’écran s ‘efface peu à peu. Nous étions en mouvement nous sommes maintenant arrêtés dans un paysage de neige et la neige devient noire.
Un parallélépipède glisse sur un tapis roulant. le métal en fusion s’effrite et s’effondre au fur et à mesure.


J’ai retrouvé ma chambre au-dessus du café. C’est la nuit et je suis habité par les vieux ouvriers arabes que j'ai rencontré dans la journée. Une 404 s'est garée sous ma fenêtre. Il y a des reflets sur le capot. C’est désert autour Quelqu’un est assis à l’arrière. On le devine à une braise qui rougeoie et à un filet de fumée qui s’échappe par une fenêtre latérale. Face à la voiture, il y a l’Avenue de la république. Elle est fantomatique. Quand une silhouette apparaît, elle est comme au ralenti. Parfois une gerbe d’étincelles vient y mourir, comme si l’usine disparue déversait ses scories. Je devine les formes d’un visage, celui d'un homme âgé mais la voix que j’entends est celle d'une jeune femme : « Mon père m’a dit qu’il y avait une baraque ici, une sorte de grange en tôle. Les ouvriers y dormaient en roulement. Un jour, elle a brûlé. Et puis, il y avait des chambres au dessus des cafés. Des cafés, il y en avait plein l’avenue. Mais il ne veut pas me raconter tout. Il y a une sorte de pudeur, la conversation est limitée surtout quand il est question de ça. Il n'ose pas me dire qu'il vivait pratiquement là, dans les cafés. Mais moi je me souviens qu'il rentrait au petit matin. J'ai vu une fois mon père ivre quand j’étais gamine. J’ai demandé à ma mère qui lui enlevait ses chaussures, pourquoi il était dans cet état.
Je me souviens encore de la honte qui apparaissait sur son visage. Ma mère ne m'a pas dit qu'il était ivre. Elle riait. Et moi, je ne le reconnaissais pas. Aujourd’hui, il vieillit. Je ne l’ai pas connu.
C’est pas très marrant, t’as pas de la musique ? »
Pendant les paroles de la jeune femme, la voiture a remonté la rue. Elle a glissé comme dans un rêve. L’avenue est déserte, les façades défilent, c’est décrépi, muré, éteint. Un fourmillement de petites lumières, il faut s’arrêter pour céder le passage à une armada de deux roues : bicyclettes et mobylettes, casques de chantiers, musettes. Comme une sortie d’usine.

Une photo de mariage faite à la fin des années soixante. On voit les traces de déchirures. Elle a été recollée.


Intérieur de voiture . Le poste autoradio diffuse les informations. Une jeune femme vient s’asseoir. La voiture démarre.
« Petite, quand l’usine faisait son bruit si particulier, j’avais tellement peur que j’arrêtais de jouer et je regardais instinctivement dans toutes les directions pour voir si une ogresse ne se précipitait pas sur moi. Plus tard, même plus grande, je me disais qu’elle était retenue prisonnière dans les tours et, même prise de pitié, j’étais encore effrayée. »La voiture s’est arrêtée. Devant nous l’autoroute et derrière celle-ci, les immeubles à étages. Une tour domine l’ensemble « Avec mes voisins, ceux qui habitaient la même tour, on avait tous la même histoire d’immigrés. Dans l’immeuble, un jour, une femme est venue, elle voulait se jeter du sixième étage à l’aube, en hiver. Une voisine l’a vue, heureusement ! Elle n’habitait pas l’immeuble. On se demandait souvent ce qui l’avait poussée à venir ici pour en finir avec la vie. Peut-être pour épargner sa famille ; elle se disait peut-être que l’immeuble était un décor assez désespérant pour que son geste passe pour banal. »

Des enfants posent dans un jardin ouvrier. Ce sont des fillettes, des sœurs. Derrière elles, une cabane de jardin en palettes, les piliers sont des traverses de chemin de fer. Son d’une radio : un bruit d’hélico perturbe l’écoute.« accoudé à la fenêtre de son appartement situé au rez-de-chaussée, Karim chauffeur de taxi observe les dizaines de fourgons de CRS se déployer aux abords de sa cité…Nathalie réveillée par un hélicoptère des forces de l’ordre qui surveillait le secteur avec son puissant projecteur ….« j’habite dans une tour au quatorzième étage et c’est comme s’il était tout près de moi en fait …on a l’impression qu’on se retrouve en pleine guerre civile et qu’on nous a envoyé toute l’armée sur un seul quartier….»

Soir. Sur le pont de fer qui enjambe la voie ferrée, TAHAR est perdu en pensée face aux alignements de rails. Un train de marchandises défile sous lui. Il siffle au passage. Sur la Motrice rouge est écrit SOLLAC (c’est le nom d’une des usines encore en activité de la région). Le train s’éloigne. L’ombre de TAHAR marche le long des voies. Elle se dirige vers deux wagons qui sont comme oubliés au bout d’une voie de garage. Ce sont d’anciennes voitures de « micheline », pour le transport de voyageurs. Elles sont désaffectées.
L’ombre sait où elle va. Elle y va lentement, revient plusieurs fois sur ses pas en regardant le sol, semble chercher quelque chose. Elle grimpe sur le marchepied pour regarder à l’intérieur et reste longtemps comme suspendue au wagon.

Je viens de lire sous la plume de François Maspéro : « si on n’espère plus, on n’est plus des êtres humains. »

Une fonderie désaffectée bordée par la voie ferrée.
La Peugeot est stationnée de l’autre côté de la voie. On voit poindre des lumières faibles. Ce sont les veilleuses d’un groupe de voitures qui arrive silencieusement par la petite route qui longe la voie. Toutes les voitures viennent se ranger côte à côte face aux bâtiments déserts. Elles mettent les pleins phares. Une grande voie de lumière est tracée, qui mène à l’usine. Des jeunes sortent des voitures. Quelques-uns traversent la voie ferrée. Ils plantent un panneau « Avenue de la République».
Sur une bande son prise dans un foyer, porte battante, voix et langues diverses et choc des dominos sur les tables, un saxophone lointain joue.
Cela ressemble à un tournage.
De tous côtés des dizaines de jeunes, garçons et filles s’extraient du fantôme d’usine. Ils en sortent « comme par enchantement ».
Par la voie de lumière, ils viennent vers nous. À leur passage, les rares touffes d’herbes prennent des couleurs vives. Certains d’entre eux semblent esquisser des pas de danse.
Le son du saxophone s’est au fur et à mesure rapproché et d’autres voitures sont arrivées. Elles chargent tout le monde et s’en vont portières ouvertes en klaxonnant. Youyous de femmes et chanson d’accueil des mariés.
« Hâhi jât ! hâhi jât … la-voilà, la-voilà …