Je vous écris d’un endroit reculé, un village perdu dans la campagne de France.
Je suis assis à une table dans un lieu de travail. Dans la pièce qui jouxte celle où je suis et dont aucune porte ne me sépare, une grappe de jeunes gens silencieux. Ils regardent des images. Les palettes qui brûlent sur un chantier, des routes, de la boue, des champs, des constructions neuves, des tombes, des rues, des animaux, un étang, des ruisseaux, des traces sur un arbre abattu, A aime D avec une flèche qui transperce un cœur, des engins de terrassement, grands comme des maisons, comme ceux qu’on voit dans les reportages sur les Territoires Occupés, des engins colossaux, dont le diamètre des roues profondément crantées dépasse la taille des hommes, des monstres, venus du pays de Gulliver pour écraser ceux qu’on ne veut plus voir, les petits de Lilliput.
Les jeunes gens écoutent la parole de témoins. Ils recherchent les traces d’une cité engloutie. Ils sont aux aguets.
Un poste de télévision diffuse les voix et les sons de la vie.
Je ne vois rien, mais j’entends des voix. Je fais mon travail, j’écris et elles m’habitent
Les jeunes gens ont la vingtaine. Par la fenêtre, du son me parvient de l’extérieur. Un bruit de ballon. Je vais voir ; ce sont deux enfants qui jouent sur un vrai terrain de foot. Dix douze ans. J’ai joué au foot quand j’étais gamin sur des terrains labourés, tantôt demi-gauche tantôt ailier. Trop frêle pour faire arrière, et puis les Algériens étaient redoutés parce qu’ils marquaient des buts alors on me mettait vers l’avant. Pendant la guerre, pendant les guerres, on met toujours certains plus que d’autres devant. Première chair à canon. Monte et tire au but, Monte Cassino. L’équipe des Algériens gagnait souvent la coupe dans les tournois inter-services de l’usine.
Les Algériens bossaient en enfer, mais ils gagnaient la coupe et ne l’emmenaient pas à la maison. Quelle maison ? Ils dormaient dans une baraque à quarante au Camp Russe. Oui au camp!
Où la mettre, cette Coupe argentée qu’on n’a pas volée. Où aligner toutes les coupes gagnées parce qu’il n’y en a pas qu’une ? Où ? On a si peu de place, que sa garde-robe - c’est un grand mot, mais pourquoi pas, puisqu’une "abaya" ressemble fort à une robe, après tout ! Où la mettre quand on a si peu de place que tous les vêtements, l’unique ‘abaya comprise tiennent dans une seule valise glissée sous son propre lit dans la chambrée et qu’on ne peut pas faire autrement. Rachid Mekhloufi, un Oranais, roi du stade à St Etienne, tous avaient sa photo.
Stade de Colombes, finale de la coupe de France : FC Toulouse-SCO Angers, 6–3. Les" khouyas" ont dansé sur le terrain comme des chats et donné le tournis à la défense du SCO. Ils ont marqué deux des six buts de Toulouse et de quelle manière ! tous les Arabes pouvaient vous dire leur nom, Bouchouk et Brahimi le nom de ces Algériens, des pieds magiques, algériens, un beau match, un public heureux, du peuple, le monde ouvrier.
Les sidis buteurs du match de Coupe, de vrais sidis (en arabe, ça veut dire Monsieur), sont les idoles des vainqueurs de coupe du tournoi de l’Usine. Et ce jour-là, Le 26 mai 1957, j’avais 4 ans, installé à la tribune d’honneur, à côté du président de la République, le Bachagha Chekkal, un pantin, représentant « pour du beurre » les indigènes musulmans d'Algérie. Il assiste au match. Dans les hourras qui accompagnent le but de la victoire, le bachagha est abattu dans le stade de Paris par des tireurs du F L N. Des ouvriers, de simples manœuvres, comme ceux des chambrées, ceux des vallées de Lorraine, installés en France mais valise sous le lit, comme prêts à repartir. Mais on ne repart que si on a fait fortune, un peu fortune avec plusieurs valises et quand même quelques cadeaux au moins. C’était un mensonge, en France on ne ramassait pas l’or à la pelle. Ils ne sont pas repartis. On ne pouvait pas les voir. Comme on dit : "J’peux pas te voir". Ils sont devenus invisibles, fantômes vivants, absents et plus qu’absents, doublement absents.
Quelques années plus tard, indépendance de l’Algérie.
Si je parle d’Algérie c'est que je suis Algérien de naissance, Français de papiers depuis peu, trois ans. L’administration républicaine a mis trois ans pour m’accorder le passeport estampillé France, couleur Bordeaux , vin vieux. Couleur sang séché. Trois ans. J’en ai quarante-cinq et plus passés en France, pas de casier judiciaire, une profession respectable, deux enfants nés en France de mère Française et on met tout ce temps pour vérifier que j’existe pour de vrai et que je suis sans danger. Passeport. Passe-Port. Au même moment un ami Écossais avait sa naturalisation en trois mois. Deux poids, deux mesures, comme au Palais de Justice.
Et aujourd’hui en France, c'est la guerre aux autres, au bord de la guerre civile.
Le jour de l’indépendance, sur des tréteaux installés devant la cour d’un foyer d’Algériens un jeune homme, mon frère, réapparaît au grand jour. Je suis au pied de l’estrade. Il chante, habillé avec les vêtements des maquisards algériens, la chanson de Johnny, « retiens la nuit… » Mon frère adore Johnny, l’idole de tous les jeunes, comme les soldats alliés pouvaient adorer « Lili Marlène ».
Retiens la nuit, entre France et Algérie, les amoureux, Le dernier instant. Leur dernière nuit. Près d’un pont de bois, au bord la Moselle, campement gitan et mon grand frère avec sa douce, une gitane de France. Une princesse. J’étais tout petit, je ne l’ai vue qu’une fois. Un rêve de femme. Un rêve.
Ma mère me transporte dans un autre lit pour libérer une place à Mohamed, le fils clando. Il repartira avant l'aube. Retiens la nuit... Dernière nuit. Mon grand frère avait dix huit ans, « Gigi l’amoroso… » d'une princesse en roulotte. Dix-huit ans. Peu de temps après, il rejoint l’Algérie, nedjma ou ch’har, l’étoile et le croissant, rouge sur vert et blanc, son pays, libre. « Houria ! » .
Et la nuit est restée sur des centaines de milliers d’Arabes de France qui eux ne sont pas repartis. Et des cousins sont venus du bled, d’autres sont nés ici et tous sous le nuage toxique, dans l’odeur de sang, dans la nuit noire.
Terre de naissance. Terre d’accueil. Ma terre d’accueil est la terre de naissance de mes enfants.
Et moi je déroule pour un film deux morceaux de peau qui enserrent un secret.
écrit en résidence à Lussas
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