Abdallah Badis

Comédien - Metteur en scène - Cinéaste

mardi 3 janvier 2006

L’embauche, le travail et l’hébergement des Algériens


Des bras.


La France a fait venir les premiers ouvriers « indigènes algériens » en métropole pour casser les grèves qui paralysaient les usines et mines au début du siècle. Encadrés et surveillés par des militaires français, ils étaient alors utilisés comme des travailleurs forcés. Puis une autre vague est arrivée. Elle a participé à reconstruire le pays après la deuxième guerre mondiale. Dans les années quarante et cinquante ont ainsi été recrutés des milliers d'Algériens pour travailler dans les usines de Lorraine. Ils furent embauchés soit sur place, soit en Algérie, par les bureaux de la main-d'oeuvre coloniale ou par le patronat lui-même.



L'embauche sur place se faisait par l'intermédiaire de services sociaux spécialisés pour les travailleurs algériens. Des officiers des Affaires Indigènes connaissant la langue arabe et la «psychologie Indigène » constituaient l'ensemble de ce personnel spécialisé. Cette institution se généralisa dans les usines sidérurgiques de la Moselle.
Les Algériens qui se présentèrent dans les services sociaux spécialisés furent soumis à une série d'examens et de tests très rigoureux: interrogatoires minutieux, examen médical sévère et tests psychotechniques précédaient, en cas de réussite, une enquête policière qui pouvait durer plusieurs jours.
4 % seulement des Algériens lisent et écrivent le Français;
7 % lisent un peu le Français, sans l'écrire;
50% ne savent ni lire ni écrire, mais se font comprendre;
39 % enfin ne parlent pas le Français, étant venus directement du douar.
Les observateurs sont unanimes à le déclarer, la main-d'oeuvre algérienne occupait dans les usines sidérurgiques de la région, les postes les plus durs, les plus dangereux, les plus sales, les plus mal payés, en bref ceux que refusait d'accepter la main-d'oeuvre européenne.
La répartition des Algériens au sein des grandes usines sidérurgiques fut à peu près la même partout: ils formaient la majorité du personnel de la manutention, des moulins à scories et des parcs à ferraille. Par contre, ils étaient en minorité dans les ateliers de laminoirs (laminoirs à chaud et laminoirs à froid) et absents en quasi-totalité dans les ateliers de l'entretien. Ce sont évidemment les travaux de manutention qui étaient les plus dangereux; là, la moindre inattention était mortelle; le cas d'accident cité le plus fréquemment est celui de l'ouvrier coincé entre deux wagons.
(Sources: archives syndicales)

Cette main d’œuvre de « coloniaux » a été parquée dans des baraquements au bord des rivières Fensch, Orne et Moselle, parfois dans l'usine même, toujours loin de la cité ouvrière où habitaient les travailleurs européens et leur famille.

Les baraques, « les cantines », ont été rasées depuis, et il est peu probable que les mairies aient gardé la moindre trace de qui les habitait.



Entre le pays d'ici et le pays de là-bas



Mon père est Algérien. Enrôlé dans les troupes de la France Libre, il a découvert la métropole en habit de soldat. La guerre finie, il a été embauché dans la sidérurgie lorraine comme manœuvre. Gravement accidenté du travail en 1952, il a été hospitalisé six mois à l’hôpital de Rombas situé dans l’usine même. Avec la pension groupée qui lui a été versée, il a ouvert un petit commerce de vêtements de travail et dans le logement attenant à ce commerce, il a accueilli femme et enfants en 1954.
Né en Algérie au bord de l’oued qui fait frontière avec le Maroc, j'ai grandi en Lorraine industrielle aux frontières nord-est de la France.


Entre le pays d'ici et le pays de là-bas, il y avait la porte de la maison.
D'un côté, la France: l'extérieur ; Gérard, Léon, José mais aussi Gino ou Thaddée, la rue, l'école avec les tranches de pomme distribuées par l'instituteur en guise de bons points, l'aventure dans les igloos de chaux d'une usine désaffectée et les terrains vagues désertés par les copains à Pâques, pour cause de Chemin de Croix.
De l'autre côté: l’Algérie, l'intérieur ; La chaleur, la musique des jours de fête, les rituels profanes - ou sacrés, je ne savais pas, les épis de maïs grillés, les grenades qui viennent avec le premier froid, les gestes du bled arabe d'Afrique et la langue maternelle. Douceur et musique des mots, qu'il suffisait de laisser venir comme une litanie magique, pour que s'évanouissent les peurs qu'on a, quand on est enfant.

On ne peut pas échapper à la fatalité de sa naissance.
Aujourd’hui encore, alors que les cantates de Bach font partie de moi au point qu’elles pourraient me rendre chrétien, la langue maternelle, et elle seule, révèle, calme et embrasse la tache de naissance, cette île qu’on porte avec soi comme un trou à la tête.
Je suis de la première génération et demie, juste à la frontière.

J’ai baigné dans un ballet permanent d’enfants et dans plusieurs langues. Sous le même ciel continuellement rouge des vallées ouvrières, un coin de Lorraine où les anges habitent le nom des villes. J’ai grandi Français avec les Français et Arabe avec les Arabes. J’ai passé mon enfance à Mondelange dans une rue de la gare, il y avait encore les ruines d’une cimenterie, puis à Hagondange dans les odeurs mêlées de charbon, métal, souffre, manganèse et chaux. Nous avons emménagé ensuite à Talange au croisement de la route nationale et du canal menant à l’usine. C’est un coin de Lorraine où les anges habitent le nom des villes. Habitations et bâtiments industriels entremêlés, la ville était dans l’usine et l’usine dans la ville. Seuls ceux qui habitent ces vallées ouvrières savent où finit l'une de ces communes et où commence l'autre.
Mes parents sont repartis en Algérie en 1972.



Et le monde s’est mis à changer

Les vieilles usines ne tournent plus.


Partout les traces de l’activité « sale » sont gommées.
On plante des rangs d’arbres le long des routes et le voyageur peut aujourd’hui traverser une grande partie de ce qui a été pendant un siècle un « Far West » français sans soupçonner le passé de cette région.
En lieu et place des cathédrales industrielles, on a bâti des complexes de loisir, station thermale, zoo, casino, Schtroumpfland. Sur les pentes d’un crassier, on vient d’inaugurer une piste de ski couverte.
On nage en plein rêve incongru et payant.

À Homécourt, le portier Sud de l’usine donnait sur l’Avenue de la République. À l’autre extrémité de celle-ci, peu avant le château du directeur qui la surplombe, se trouve la gare qui a vu depuis un siècle arriver toutes les vagues successives d’immigration. Les quartiers de la ville sont disposés tout autour de son usine. Elle était le ciment de toute la vie sociale communale. Convois de minerais, fumées, bâtiments industriels, crassiers, l’usine était omniprésente. Elle est aujourd’hui encore dans les têtes et laisse un grand trou de mémoire dans le paysage..
Construite à la fin du XIXe siècle à proximité de la gare, l’imposante Maison des Ouvriers est un des rares bâtiments qui témoignent encore d’une époque révolue. Homécourt a perdu la moitié de ses habitants. De l’usine, il ne reste plus rien et le cœur de la commune est un immense terrain vague.

Tôt le matin, les rues sont désertes. Seuls quelques vieux Arabes les arpentent. Ils aiment être dehors, c'est du moins ce qu'on dit!
Ceux-là mêmes qui ont fait venir leur famille, ont gardé les habitudes des hommes seuls qu'ils étaient à leur arrivée en France. Ils se retrouvent entre eux dans la rue, au café, au P.M.U. Ils vont à leur jardin qui est grand comme un champ. Ils vont au marché et quand leurs étals repliés, les marchands sont repartis et qu'on nettoie la place, les pères disparaissent du paysage. C'est l'après midi et les jeunes battent le pavé. Ils investissent la rue et les cafés. Ils peuvent traîner, boire, faire les mille et un petits commerces au pied des immeubles, et les filles fumer des cigarettes sans risquer de croiser le regard des pères. Ces derniers qui n’ont jamais voulu faire de vagues se sont mis à l’abri des regards dans la "maison de quartier". À l'intérieur du local associatif, c'est très calme, on joue aux dominos, à la « ronda ». On parle peu. Il flotte la même odeur de café "à la turque" que dans les chambrées des foyers d'autrefois.
Comme s'ils parcouraient des espaces parallèles, pères et fils ne se croisent pas. Les pères sont d’étranges icônes pour les fils et les enfants des sortes de mutants "irraisonnables" pour leur père. Quand ils arrivent à cohabiter, c'est qu’une mère maintient le lien.
Côte à côte, silence pour silence, énigme pour énigme.

L’absence des pères.

Les hommes immigrés qui ont laissé une famille au pays pour venir travailler en France ont vécu une vie de célibataire isolé, habitant dans des baraquements, «les cantines », situées parfois au cœur même de l’usine. Ou pour ceux qui choisissaient la liberté, c’est-à-dire ne pas dépendre de l’employeur pour le logement et la nourriture, ils ont partagé à quatre, six, ou plus une chambre à l’étage d’un café arabe

J’avais deux oncles qui travaillaient à l’usine de Rombas et j’accompagnais souvent mon père quand il allait leur rendre visite. J’étais le seul gamin invité dans la vie des foyers d’ouvriers. Les hommes que je voyais là étaient des personnes très simples, des ruraux qui avaient quitté leur campagne méditerranéenne et avaient, pour certains, découvert dans les paysages gris de Lorraine, ce que c’est que marcher sur la neige. Comme j’allais à l’école, ils me sollicitaient pour leur servir de scribe. S’ils avaient besoin de quelqu’un pour leur déchiffrer les formulations complexes du langage administratif et les mots barbares comme récépissé, je le faisais. Je remplissais des documents, j’écrivais des lettres et j’ai encore présent à l’oreille leur écoute, leur respiration quand ils observaient les mots devenir signes sur le papier.


Dans les chambres, il y avait le minimum : des lits, une table de cuisine, une plaque de cuisson, des armoires métalliques de vestiaire avec les documents, les fiches de salaire, les lettres reçues de la famille et les rares photos précieusement rangées dans une boîte à chaussures. L’essentiel des vêtements était dans une valise glissée sous le lit. Sur le rebord de la fenêtre, un pied de basilic est planté dans une boîte en fer-blanc.
L’avenue de la république à Homécourt comptait plusieurs de ces cafés-hôtels.

Les pères de famille ne voyaient leur femme et leurs enfants qu’ils avaient laissés au bled que quelques semaines tous les trois ou quatre ans, et encore ! Le voyage fait, il fallait aussi voir les cousins, oncles.…et faire toutes les visites de rigueur.
Comment ces hommes employés et vivant comme des forçats en France ont-ils vécu le regroupement familial pourtant désiré ? Comment sont-ils passés de la chambrée de célibataires à l’appartement familial avec leur famille qu’ils connaissaient si peu et avec qui ils n’avaient aucune habitude de vie quotidienne?
Parmi ces ouvriers qui, à leur arrivée, étaient français sans en avoir les droits, certains n’ont pas pu ou voulu se résoudre au regroupement familial. Retraités aujourd’hui, ils vivent une pauvre et tragique double vie, quelques mois au bled et le reste de l’année en France dans un foyer Sonacotra ou AMLI (Association pour le logement des isolés) qui est leur maison de retraite de fortune. Dévastés par leur tragédie individuelle dont s’est nourrie l’industrie française, il sont doublement absents.

L'immigration algérienne en Moselle.

Extraits de la thèse d’Andrée Michel ,
rapport commandé par l’Institut de Géographie.

« ……Pénétrons dans les deux camps d'une grande usine, qui héberge 560 Algériens sur les 800 qu'elle emploie. Le camp A, adossé aux hauts-fourneaux, est situé dans l'enceinte même de l'usine; il est isolé de la route par une palissade surmontée de fils de fer barbelés. Pour s'y rendre, Il faut parcourir deux kilomètres de terrain vague, à partir de la cité ouvrière où sont logés les ouvriers européens et leurs familles. Ce camp A est donc complètement Isolé. Une petite guérite, installée à l’entrée du camp, est occupée en permanence (nuit et jour) par un garde européen de l'usine en uniforme, quelquefois armé. Il exige de tout visiteur un laissez.passer signé par la direction de l'usine. Les consignes sont sévères: toute infraction au règlement est sanctionnée par l'expulsion. Seuls les Algériens parents des hébergés ont accès au camp: encore faut-il qu'ils déposent à l'entrée leur carte d'Identité, qui ne leur sera rendue qu'à la sortie. De plus, Ils doivent respecter un horaire strict: après de multiples démarches de la part des Algériens, les heures de visites, d'abord limitées à quatre heures par jour, sont autorisées de 6 à 23 heures. À l'intérieur du camp, les baraques s'alignent géométriquement sur un terre-plein transformé en bourbier dès qu'il pleut. Une épaisse fumée en provenance de la cokerie et des hauts-fourneaux s'abat sur le camp et interdit toute visibilité à quelques mètres. Chaque baraque est séparée en deux par un couloir étroit. De part et d'autre s'ouvrent les portes donnant accès aux chambres, habitées chacune par quatre locataires. Quatre lits, une petite table, deux armoires métalliques, quelques tabourets composent un mobilier sommaire. L'ensemble est relativement propre et ordonné; de plus, les Algériens ont obtenu de la direction des draps et des couvertures changées régulièrement. Pour ne pas manger à la cantine de l'usine, ce qui constituait une obligation il y a un an, les Algériens ont fait de multiples démarches auprès de la direction. Ils ont obtenu, il y a six mois. une pièce commune (dans chaque baraque), qui sert de cuisine et de réfectoire. La cuisine est faite sur de petits réchauds à pétrole. Les locataires se groupent à plusieurs, pour plus d'économies, afin de «faire bouillir la marmite », Dans ce camp A, où sont hébergés 240 Algériens, la densité par chambre est moyenne; l’hygiène est quasi satisfaisante, mais les locataires expriment leur insatisfaction d'être gardés dans des camps tout comme des prisonniers. *
Le loyer est de 1200 F par mois. Le même loyer est payé par les 320 Algériens hébergés au camp B de l'usine, qui offre la même disposition et la même surveillance. Mais les conditions d'hygiène y sont déplorables, Les baraques en bois se composent de dortoirs à l'aspect misérable, abritant chacun de 40 à 50 locataires. Une quarantaine de lits sont disposés les uns contre les autres; On distingue sur les lits de vieux pardessus en guise de couvertures que la direction ne fournit pas. Sous les lits, des matelas défoncés, des paillasses, destinés aux clandestins ", hébergés à la dernière heure, Personne ne sait combien ils sont là exactement: 40 en principe, mais plus souvent une soixantaine, entassés dans un espace trop restreint. Les meubles: tables, armoires, tabourets, sont absents, faute de place. À défaut, on plie soigneusement les habits du dimanche dans de petites valises reléguées dans un coin. Les locataires de ce dortoir n'ont pas encore la jouissance d'un réfectoire commun, mais ils ont obtenu de ne plus manger à la cantine. Aussi distingue-t-on dans la pièce de petits réchauds dont le fonctionnement a noirci un peu plus les murs et accentué l'humidité. L’équipement (douches, bouches d’eau, W-C), commun à plusieurs dortoirs, est insuffisant pour le nombre élevé de locataires. Dans toutes les usines sidérurgiques de la vallée de la Fensch et de l'Orne, les dortoirs de 40 à 50 locataires algériens sont plus fréquents que les chambres à quatre. Dans tous les cas, sauf un, ils sont isolés de l'habitat européen et ne reçoivent que des locataires musulmans. L'interdiction de pénétrer, faite à tout visiteur démuni de laissez-passer, est générale.
Un nombre infime de familles a pu obtenir un logement familial (20 environ pour 5000 sidérurgistes algériens, soit 0,4 %), Les immigrés algériens comparent avec amertume leur situation à celle des ouvriers étrangers (Italiens, Sarrois, Allemands) qui sont assurés, après un dé!ai variant, suivant les entreprises, de deux à cinq ans, d'obtenir un logement individuel familial. Une seule usine, la S.M.K., prévoit l'accession à la copropriété pour toutes les familles de ses ouvriers, y compris celles des ouvriers musulmans. Une autre discrimination concernant l'habitat est faite par une grande usine: tout ouvrier marié reçoit, en attendant d'avoir un logement familial, une prime de séparation de 18 000 F par mois; les Algériens sont totalement exclus de cet avantage.
…..
La structure de l’immigration algérienne en Moselle révèle à l’enquêteur l’aspect colonial d’une situation sur laquelle bien des auteurs ont attiré l’attention. Le rapport Laroque et Ollive insistait sur l’encadrement militaire dont fut l’objet à son origine, l’immigration algérienne en Moselle.Plus tard, étudiant la création de services sociaux destinés aux algériens dès 1925, un autre auteur regrette la « confusion au départ du policier et du social ». La situation n’a pas changé depuis même si l’étiquette des services chargés des immigrés algériens s’est modifiée. On peut même dire qu’elle s’est aggravée en Moselle depuis les évènements d’Afrique du Nord.
À la situation d’immigrés loin de leur pays d’origine qui isole déjà moralement ces travailleurs s’ajoute pour les Algériens une situation d’immigrés coloniaux, caractérisée avant tout par une grande dépendance vis à vis de l’emploi et du logement, une surveillance constante de leur vie quotidienne, rendue possible par la ségrégation de l’habitat. La dépendance de l’emploi s’aggrave avec l’absence quasi totale de qualification professionnelle. Les employeurs refusent d’ailleurs d’accepter les Algériens dans leurs centres d’apprentissage….On ne saurait mettre sur le compte de l’instabilité leur refus d’embaucher des immigrés algériens pourvus du certificat d’étude ou de quelque instruction…
L’encadrement des travailleurs Nord-africains et la discipline qui en est la condition sont de nature à susciter une réaction psychologique chez ceux-ci. ...»
….
* Ces baraquements ont servi à cantonner les prisonniers soviétiques lors de la dernière guerre mondiale.
Andrée Michel

Thèse publiée en 1956
dans les « Annales de Géographie»
bulletin de l’Institut de Géographie

lundi 2 janvier 2006