Les hommes immigrés qui ont laissé une famille au pays pour venir travailler en France ont vécu une vie de célibataire isolé, habitant dans des baraquements, «les cantines », situées parfois au cœur même de l’usine. Ou pour ceux qui choisissaient la liberté, c’est-à-dire ne pas dépendre de l’employeur pour le logement et la nourriture, ils ont partagé à quatre, six, ou plus une chambre à l’étage d’un café arabe
J’avais deux oncles qui travaillaient à l’usine de Rombas et j’accompagnais souvent mon père quand il allait leur rendre visite. J’étais le seul gamin invité dans la vie des foyers d’ouvriers. Les hommes que je voyais là étaient des personnes très simples, des ruraux qui avaient quitté leur campagne méditerranéenne et avaient, pour certains, découvert dans les paysages gris de Lorraine, ce que c’est que marcher sur la neige. Comme j’allais à l’école, ils me sollicitaient pour leur servir de scribe. S’ils avaient besoin de quelqu’un pour leur déchiffrer les formulations complexes du langage administratif et les mots barbares comme récépissé, je le faisais. Je remplissais des documents, j’écrivais des lettres et j’ai encore présent à l’oreille leur écoute, leur respiration quand ils observaient les mots devenir signes sur le papier.
Dans les chambres, il y avait le minimum : des lits, une table de cuisine, une plaque de cuisson, des armoires métalliques de vestiaire avec les documents, les fiches de salaire, les lettres reçues de la famille et les rares photos précieusement rangées dans une boîte à chaussures. L’essentiel des vêtements était dans une valise glissée sous le lit. Sur le rebord de la fenêtre, un pied de basilic est planté dans une boîte en fer-blanc.
L’avenue de la république à Homécourt comptait plusieurs de ces cafés-hôtels.
Les pères de famille ne voyaient leur femme et leurs enfants qu’ils avaient laissés au bled que quelques semaines tous les trois ou quatre ans, et encore ! Le voyage fait, il fallait aussi voir les cousins, oncles.…et faire toutes les visites de rigueur.
Comment ces hommes employés et vivant comme des forçats en France ont-ils vécu le regroupement familial pourtant désiré ? Comment sont-ils passés de la chambrée de célibataires à l’appartement familial avec leur famille qu’ils connaissaient si peu et avec qui ils n’avaient aucune habitude de vie quotidienne?
Parmi ces ouvriers qui, à leur arrivée, étaient français sans en avoir les droits, certains n’ont pas pu ou voulu se résoudre au regroupement familial. Retraités aujourd’hui, ils vivent une pauvre et tragique double vie, quelques mois au bled et le reste de l’année en France dans un foyer Sonacotra ou AMLI (Association pour le logement des isolés) qui est leur maison de retraite de fortune. Dévastés par leur tragédie individuelle dont s’est nourrie l’industrie française, il sont doublement absents.
mardi 3 janvier 2006
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