Critique Libération |e 8 mai 2012
Par OLIVIER SEGURET.
En principe, tout film devrait pouvoir répondre à cette question, posée à son metteur en scène : pourquoi filmez-vous ? Mais dans la réalité, de nombreux films ne donnent aucune idée de ce qui profondément les motive, aucun indice sur leur nécessité réelle. Avec le Chemin noir, c’est l’inverse. Le film anticipe d’emblée toutes les questions ayant trait à son existence et semble exprimer par tous ses plans la vérité profonde d’un cinéaste nous confessant «pourquoi je filme». Abdallah Badis filme pour sauver sa peau, son âme, son honneur d’humain. Son Chemin noir est un documentaire personnel et poétique, qui s’en va sillonner la Lorraine fantôme de la houille, de la sidérurgie et des hauts fourneaux, en cherchant sur ces terres d’abandon et de friche la trace de ceux qui, autrefois, vivaient et travaillaient là.
Jazz. Le cœur de son sujet, ce sont ces vieux Arabes exilés qu’il filme avec rigueur et discrétion. Leur trajectoire fait songer à celle de petites météorites jadis tombées du ciel, éclats solitaires et éparpillés que Badis voudrait réunir en collier, afin de redonner aussi leur dimension collective, historique, solidaire à ces destins uniques et souvent abîmés.
Pour arpenter son chemin, Badis voyage léger. Il n’a emporté que le strict minimum dans son baluchon : pas de grands effets, lumière naturelle, son direct. Le seul luxe de ce film, c’est sa musique : les nappes sporadiques que répand le saxo d’Archie Shepp, qui donnent à ce parcours une mélancolie jazz plutôt bien adaptée. S’il répond à certaines conventions du documentaire (récit en voix off, entretiens, repères historiques et même quelques images d’archives), le film flirte régulièrement avec une forme étrange de fiction, proche de ce que la littérature appelle l’autofiction, mais sans le moindre de ce narcissisme dont on accuse parfois le genre. Badis évoque son enfance et particulièrement son père dans un registre qui emprunte à la fois à la réminiscence sensorielle et à la confusion des sentiments.
Ring. Chemin faisant, Badis recueille ses témoignages auprès d’anciens de la sidérurgie lorraine ou parmi leurs enfants, ces Français entre deux chaises auxquels le réalisateur, frère de sort, s’identifie. On lit bien sûr dans ces échanges la même éternelle cicatrice qui déchire l’Algérie et la France, même si c’est de façon transposée et tout de même plus apaisée chez les générations présentes. Entre jeunes et anciens, le fil paraît plutôt solide même s’il est distendu par les différences culturelles ineffaçables. Une Peugeot 404 fait l’objet d’une scène-vignette, valant pour signifier toute une époque vintage. Plus tard, un ring où s’entraînent de jeunes boxeurs d’aujourd’hui nous rappelle à la permanence, et à la dureté, des déterminismes sociaux.
Ainsi, progressivement, sous son langage très personnel et presque privé, c’est plus largement à une expérience universelle de l’exil, à une réflexion poétique, analogique et musicale sur le sort d’individus qui ont été désunis par l’histoire, que le Chemin noir, dans sa noble modestie, nous invite.
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