On entre dans Le Chemin noir comme dans un conte imprégné de nostalgie. On y entre par un retour vers l’enfance, première occurrence de cet entrelacement de flux et de reflux temporels et géographiques que va tisser le récit filmique d’Abdallah Badis. Une fillette s’invente un chemin de feuilles lancées devant elle, inaugurant un jeu de trajectoires faisant par la suite intervenir un autre enfant. Reprise et conclue dans les derniers instants, cette séquence encadre le film tout en en livrant la dynamique, chemin des mots sur le fil de la mémoire entre pertes de vue, rencontres et reconstruction d’un lien. Elle permet également une porosité, entre fiction et documentaire, qui va marquer le film de son empreinte, brassant dans la matière des souvenirs personnels et du roman familial du réalisateur pour mieux se déporter sur un territoire indistinct, où le rapport à la mémoire se conjugue avec une écriture personnelle et poétique, où chacun réussit à imprégner l’autre totalement.
Le lien avec le pays d’origine – l’Algérie – soutient comme un fil tendu tout au long du film cette ouverture sur l’intimité du réalisateur (très présent à l’image) et l’éclatement de ses liens familiaux. C’est lui qui va nourrir les conversations impromptues survenant autour d’une vieille 404 à réparer, où chacun, retroussant ses manches, en ira à la fois de ses conseils et de son histoire personnelle. Avec les mots se trouve convoquée la cohorte de fantômes d’un passé douloureux : immigration, précarité affective et sociale, travail à la mine ou dans les zones sidérurgiques de Lorraine. On raconte un éloignement dans l’espace (relation parfois contrariée au pays d’origine et à ceux qui s’y trouvent toujours) et dans le temps (la mine ainsi que les usines, où se sont épuisés nombre de travailleurs immigrés, sont désormais fermées). Mais on se rapproche également autour de la possible élaboration d’une Histoire partagée. La mise en œuvre de ce processus sous des atours pour le moins minimalistes mais avec une efficacité redoutable fait tout le prix du film. C’est également ce qui lui permet de s’extraire du tout-venant devenant lassant de documentaires familiaux ou autobiographiques qui tendent à vouloir faire du cinéma l’archive éclatée d’une multitude de mois sans réel travail d’écriture.
Croisant autrefois avec aujourd’hui, Le Chemin noir s’arrête sur la disparition d’un monde, montrant les hauts-fourneaux laissés à l’abandon et envahis par la végétation, tout en racontant la souffrance au travail et le déracinement sur fond de guerre d’Algérie dans les années 50. Il rend perceptible la rugosité des machines absentes, la fonderie, l’usine, ses matières et ses bruits, « la bête qui mange les hommes, » désormais géant pétrifié réinvesti par le cinéaste et son équipe le temps d’un combat (d’un échange ?) de boxe entre deux anciens, figurant le face à face avec l’autre en soi pour remettre au monde sa propre histoire. Il déterre. Il refonde. Il redonne du sens en grattant sous le vernis trop lisse d’une modernité montrée sous un jour inquiétant (belle idée de ces personnages tous affublés d’un masque de Mickey croisant au début du film la route du réalisateur). Inscrivant la naissance du désir de récit dans le film par l’intermédiaire d’une de ses premières images (une main suivant le tracé d’une route sur une photographie, partant de l’avant-plan pour avancer dans la profondeur), le cinéaste oppose à ces figures muettes et menaçantes d’uniformité un mouvement profondément sensible.
Article de Josselin Naszalyi ,il était une fois le cinéma.com
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