Noir de suie et de charbon, ou bien noir d’une nuit d’encre et de contes, Le Chemin noir qu’emprunte Abdallah Badis dans son premier long-métrage* évite habilement les ornières du film social ou du débat identitaire. Fruit de dix ans d’écriture, de rencontres, de galères et de recherche de financements, ce road-movie dans les contrées de l’enfance du cinéaste, entre l’Algérie fantomatique et les vallées industrielles de Lorraine, emprunte à la fable plutôt qu’au pamphlet. De forêts enchantées en cimetières d’usines, Abdallah Badis compose un paysage mémoriel où se côtoient une histoire franco-algérienne des Trente Glorieuses et les mille et une vies des ouvriers immigrés qui en furent les acteurs anonymes.
Un chemin de feuilles mortes sur la mousse du sous-bois, des enfants sauvages pareils à des lutins, le craquement de branches dans le feu… C’est un tableau onirique qui ouvre Le Chemin noir. Guidé par une sorte de Petit Poucet, le cinéaste-voyageur s’engage sur les sentiers de son passé. Suivant le doigt de l’enfant qui trace le chemin sur une photographie jaunie, ce road-movie à travers les routes sinueuses de sa mémoire est bien moins une quête de soi qu’un dialogue secret entre le fils et le père, ou plutôt tous ces pères, venus d’Algérie pour nourrir les bouches des aciéries et des mines françaises dans les années 1950. Entre ses propres souvenirs et une histoire d’ouvriers qui triment, le cinéaste compose un trajet original, d’une rare acuité dans le cinéma documentaire. Échos aux épisodes d’une histoire franco-algérienne, il égraine en voix-off des dates comme autant de petits cailloux jetés sur le chemin de sa mémoire : 1954, l’arrivée en France ; 1961, il a huit ans et joue au fellagha dans la poussière de la cimenterie, tandis que la police interroge son père sur son fils aîné, un FLN de France ; 1972, il a dix-huit ans et on l’attend sur la passerelle de l’aciérie…
Tournées dans un paysage aux airs de cimetière d’éléphants, avec ses carcasses d’usines démantelées, squelettes hirsutes au milieu d’une nature qui reprend ses droits, les images de Claire Mathon, sa directrice de la photographie, offrent un contre-champ fascinant aux archives de l’INA. Giclées d’étincelles, fourneaux éructant, bouches d’usine vomissant leur lot quotidien d’ouvriers noirs de suie… Toute une imagerie à la gloire de l’industrie fumante et florissante des années soixante semble, dans ce montage alterné, rendue au silence d’un paysage de fin du monde. À la mélancolie des ruines, Abdallah Badis préfère pourtant la poésie d’une nature indomptable : un bestiaire surréaliste de cris d’animaux et les fulgurances du saxophone d’Archie Shepp composent la bande son de son voyage. Loin de céder à un lyrisme nostalgique, le film s’engage sur une voie presque burlesque, avec son voyageur aux faux airs d’Elia Suleiman, posant sur le monde un regard à la fois curieux et incrédule. Arrivé dans une ville-témoin au milieu de nulle part, il erre dans un zoo humain où chacun est affublé d’un masque de Mickey et où les thermes en stuc s’appellent « Villa Pompéi ».
Comme un promeneur multipliant les détours, le cinéaste interrompt son voyage au gré des rencontres. Mohammed et sa 404 en panne l’amènent jusqu’à un foyer de travailleurs immigrés où les Chibanis aux articulations aussi fatiguées que le moteur de la vieille Peugeot siègent en se remémorant le passé, pareils à une assemblée de sages sous le pâle soleil de Lorraine. Au-dessus du capot de la 404, chacun énonce son diagnostic et ses souvenirs. On démonte le moteur et on exhume des histoires anciennes. Venu du cirque et du mime, Abdallah Badis a fait ses classes de cinéma aux ateliers Varan et à l’École du Doc’ de Lussas. Il cite volontiers Abbas Kiarostami et Robert Kramer comme des modèles. La construction du Chemin noir suit un fil narratif plus ténu et poétique que celui de la chronique historique ou du film à sujet, déroulant un récit autobiographique en forme de road-movie semé de rencontres et de visions oniriques. Sans doute doit-elle beaucoup à ces deux auteurs. Sur ce chemin d’errance entre fable millénaire et rêve d’enfant, on songe aussi aux mots d’Aragon **:
« Passe ton doigt sur ta tempe
Touche l’enfance de tes yeux
Mieux vaut laisser basses les lampes
La nuit plus longtemps nous va mieux
C’est le grand jour qui se fait vieux
Les arbres sont beaux en automne
Mais l’enfant qu’est-il devenu
Je me regarde et je m’étonne
De ce voyageur inconnu
De son visage et ses pieds nus ».
Alice Leroy Critikat.com
** Louis Aragon, « J’arrive où je suis étranger », Le Voyage de Hollande (Seghers, 1964).
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